On a toujours un peu peur avant de commencer un comic sur le clown prince du crime, le bouffon maniaque, l'archennemi de Batman, le favori des fans, bref, le Joker. Tout d'abord parce que le personnage, derrière toute sa légende, est assez creux. Hé, c'est le principe même de ce méchant qui veut ça. Etant l'incarnation de la violence dénuée de sens, difficile de lui constituer une vraie personnalité. A la place, les auteurs doivent lui constituer des gimmicks, des points d'ancrage dans sa folie. Mais sans trop en faire. Et c'est là le problème : quelle est la limite entre un Joker répondant à toutes les caractéristiques du personnages, c'est à dire folie-bouffonerie-dangerosité, et un Joker dénaturé, rendu trop humain ou trop sérieux par un scénariste avide de piocher dans le filon du personnage trocool ?
On peut dire qu'à défaut de remplir tout les objectifs annoncés pour ce tome - en résumé, marquer l'histoire de l'univers Batman par un gros twist influant sur la storyline, comme l'avait fait "death in the family" ou "the killing joke" - Snyder réussit au moins à remplir son contrat sur ce point. Ce Joker est le Joker tel qu'il peut l'être à notre époque, prenant en compte le meilleur des évolutions du personnage depuis ses débuts. On y retrouve son obsession pour Batman tournant de plus en plus clairement à la romance, son obstination à faire des blagues, dussent-elles être d'un niveau comique proche du néant, son caractère lunatique, son total mépris pour la vie humaine, son génie inné associé à son côté pie bavarde la tête pleine de vent... Quand la mode veut l'affadir en le rendant "réaliste" ou le rendre moins intéressant en en faisant une icone intouchable, ce traitement est respectueux et pragmatique, sans emphase mais en prenant en compte son actif d'ennemi le plus récurrent et le plus dangereux de Batman.
Résumons le contexte. Le Joker est en perte de vitesse, comme la majorité des vilains de DC, apparemment. Le Sphinx, le Pingouin ou L'épouvantail ne cessent de tomber plus bas ou de perdre leur allant. Démodé, détrôné, affaibli et j'en passe. Notre clown favori a quand à lui préféré prendre les devants et entamer un nouveau départ en se faisant charcuter la face et en faisant tout pour ranimer la flamme qui habitait autrefois le justicier, notamment en lui rappelant leurs heures glorieuses, et en accusant la bat-family, qui commence mine de rien à faire du monde, d'être responsable de cet amollissement du héros. Je ne sais pas si la mise en abyme est volontaire, mais elle est pertinente.
Il frappera donc de joyeux coups d'éclats pour redorer leur relations, toujours en lien avec ses anciens crimes. Massacres de policiers, tentative de meurtres sur personnes célèbres, attentats terroristes, tout y passera. Mais surtout, il travaillera à créer un véritable mausolée en hommage à l'"amour" qui l'unit à Batman. Utilisant l'asile d'Arkham ( encore. Sérieusement, je ne leur donnerais même pas mes clefs à garder ), il orchestrera une fête digne de sa démence, mêlant invités surprises, décorations originales et reconstitution à thème. Cette partie est extrêmement bien maîtrisée, référence sans racolage y côtoyant une véritable montée en puissance dans l'horreur et le sentiment d'assister à une répétition de la lutte éternelle des deux grandes figures.
Ce volume vaut surtout, outre ses dialogues pas piqués des vers, pour toute cette image de l’opposition/complémentarité du clown et de la chauve souris. Attention, ce n'est pas nouveau, et l'album n'apportera pas le grand bouleversement promis, mais ici au moins, c'est bien fait, c'est complet, ça va au fond des choses de façon originale. La confrontation à Ace Chemicals, celle au barrage, le banquet, cet affrontement final qui ne résout pas grand chose, mais prend le risque de toucher un point sensible dans leur relation, cette conclusion même, toutes ses scènes sont de petits joyaux d'écritures jouissives, jouant à la fois sur l'humour tordu et la mythologie déjà mise en place.
Au dessin, on retrouve le talentueux Greg Capullo et sa Gotham entre passéisme et modernité. Si je ne suis pas fan de son traitement de Bruce et de ses pupilles, qui semblent tous séparés par quelques années à peine, ce qui n'est guère cohérent, il ne faut absolument pas rater sa vision du Joker arborant son visage comme un masque par dessus sa chair écorchée, les mouches virevoltant autour de ses yeux sans paupières, son sourire étendu artificiellement dont on sent les jointures prêtes à craquer, l'aspect caoutchouteux de la peaux en train de sécher... Difficilement soutenable, mais impressionnant. Dans la même veine, on pourra apprécier un Double-face juge et un Pingouin évèque, de même qu'un asile d'Arkham cauchemardesque.
Pas le chef-d'oeuvre annoncé, mais ne laissons pas la déception nous voiler la face, on a là un bon Batman, un très bon Joker, une histoire pas mal, des dialogues excellent, un univers bien repris. Peut être pas "Ha-ha-ha", mais deux "ha" me semblent tout de même de mise.