D'abord un – Le Dernier Envol – puis deux – Au-delà des nuages – et maintenant trois : en cette année 2009 Romain Hugault se lance dans sa première trilogie. Exit cependant Régis Hautière au scénario, pour des raisons que j'ignore, et hello Yann, vétéran touche-à-tout avec notamment plusieurs albums de Lucky Luke-post Morris et du Marsupilami-post Franquin à son actif.


On reste bien sûr dans le cadre inépuisable de la Seconde Guerre Mondiale, mais désireux de se démarquer d'entrée, Yann nous emmène à la découverte d'un de ses aspects les plus injustement méconnus du public franco-belge. À l'Ouest, en effet, rien de nouveau : la bataille d'Angleterre, la Guerre du Pacifique, les affrontements de 1942-45 au-dessus de l'Allemagne et du Bénélux, tout cela Buck Danny, Biggles et les premiers albums d'Hugault l'ont déjà épuisé. Alors direction… le Front de l'Est, que les Allemands appellent Ostfront et les Russes Вели́кая Оте́чественная война́, la Grande Guerre Patriotique.


Et plutôt que de se concentrer sur un camp en particulier, Yann a l'audace de nous concocter un héros pour chaque camp, ou plus exactement un héros et une héroïne : Adolf Wulf, as de la Luftwaffe, et Lilya Litvaski, femme-pilote des VVS, la chasse soviétique. L'affrontement puis le rapprochement entre ces deux fortes personnalités constitue la clé de la voûte de ce Grand-Duc.


Je ne vais pas vous faire un cours d'histoire, mais sachez seulement que le Front de l'Est fut sans la moindre contestation possible le summum de l'horreur de ce qui fut pourtant d'un coin à l'autre du globe l'une des pires guerres que l'Humanité ait connues. Il s'agissait ni plus ni moins qu'un Vernichtungskrieg pour les Nazis, une guerre d'anéantissement des sous-hommes juifs et slaves, et d'une Священная война, une guerre sacrée pour les Soviétiques défendant corps et âme la mère-patrie. Résultat : du 22 juin 1941, date de l'invasion de l'URSS par les troupes de l'Axe, à la capitulation officielle de la Wehrmacht le 8 mai 1945, presque 15 millions de morts.


Cette horreur absolue, Yann et Hugault ne cherchent pas à la cacher, alors qu'ils auraient pu se cantonner aux seuls combats aériens, relativement propres. Le mauvais traitement des prisonniers de part et d'autre, notamment les viols et exécutions sommaires, sont clairement montrés, sans parler du peu de cas que les régimes totalitaires de Staline et Hitler faisaient de la vie de leurs propres ressortissants. C'est tout à l'honneur des deux artistes français.


Malheureusement, premier hic, Yann choisit en revanche la facilité lorsqu'il s'agit de donner chair à ses personnages : Wulf refuse qu'on l'appelle Adolf, retire la Swastika de son avion et de son uniforme, tandis que Lilya se fiche éperdument de la propagande stalinienne qui veut faire d'elle une héroïne de papier. Forcément, leur attitude iconoclaste les met en opposition avec les autorités, représentées au travers du nazillon Max d'un côté et d'une commissaire politique peau-de-vache de l'autre. Wulf et Lilya ont chacun également leur sidekick, lui le demi-juif Fred Hossay et elle le séducteur Valentin Lioubov ("amour" en russe, excusez du peu…).


Ce schéma, "en miroir" pourrait-on dire, permet certes une lecture plus facile du scénario mais il le fige également dans la caricature. Les études les plus sérieuses sur le sujet montrent pourtant que la Luftwaffe était un des organes militaires les plus dévoués au Führer. On a donc un peu de mal à croire qu'un "anti-nazi" (terme anachronique plusieurs fois usité dans la série) puisse monter en grade et encore moins pousser l'outrecuidance jusqu'à effacer la croix gammée de son propre appareil ! Quant aux Soviétiques, on est dans le cliché classique du gentil libre-penseur face au commissaire borné, fanatique et incompétent, alors que le corps des officiers politiques de l'Armée rouge était extrêmement hétéroclite, les lâches et les pistonnés côtoyant certains éléments parmi les plus courageux et les plus compétents à la disposition du Petit Père des Peuples. N'aurait-il pas été mille fois plus intéressant d'essayer de comprendre la fascination que pouvaient exercer des figures a priori aussi répugnantes que Staline et Hitler sur une génération comme celle de Wulf et Lilya ? Manque de courage criant de la part de Yann ou de son éditeur, et c'est bien dommage.


Pourtant, s'ils sont un brin caricaturaux et politiquement corrects, nos deux héros sont bien plus sympathiques que Pierre d'Au-delà des nuages. Lilya bénéficie d'une verve bien sentie, tandis que l'histoire familiale tragique de Wulf nous le rend très vite attachant. Et si l'apprenti-historien que je suis grince des dents face aux anachronismes de leur comportement, je dois reconnaitre que le revers positif de la médaille, c'est que leur indépendance d'esprit renforce leur capital-sympathie. Difficile de ne pas s'investir dans leur sort, surtout lorsque le destin ne cesse de leur jouer des tours pareils ! De façon générale le scénario est plutôt bien ficelé, même si je regrette que Yann abuse du ressort "pilote abattu puis capturé" pour faire avancer les tomes 2 et 3. Enfin, si son traitement des clichés rappelle Enemy at the Gates, Yann ne commet pas l'erreur de Jean-Jacques Annaud de totalement bâcler le contexte géostratégique, sans nous gaver de détails pour autant.


Voilà pour l'écriture, parlons à présent du dessin – on est surtout là pour ça, non ? C'est bien simple, Hugault continue de s'améliorer. Il sort clairement de sa zone de confort, car le gros de l'action se passe en Russie. Exit les couleurs chatoyantes de ses deux premiers albums, RH s'enfonce un peu plus dans la grisaille de Combats, même si l'univers enneigé du premier tome consacre une certaine prédominance de bleu et de blanc qui est un régal. Niveau avions, c'est une véritable orgie : Fw-190 et Me-110 avec antennes frontales de la chasse de nuit, D9 "Long-Nez" et Ta-152 stratosphériques côté allemand; biplans Pe-2, chasseurs-bombardiers Tu-2 et chasseurs Yak-9 et La-5 côté soviétique, rien que des appareils méconnus car jamais vraiment utilisés dans la BD d'aviation, et tous dessinés à la perfection. Même cette vieille trapanelle de Petlyakov devient sexy grâce au talent d'Hugault !!


La star reste cependant celui qui a donné son nom à la série, bien qu'il disparaisse dès le deuxième tome (et qu'il n'ait jamais combattu sur le Front de l'Est…) : le Heinkel-219 Uhu, "Grand-Duc" – rien à voir avec la colle, même s'il n'était pas facile pour les aviateurs ennemis de s'en détacher ! Le hibou est cependant un animal trop sympathique pour qualifier celui que même le copilote de Wulf appelle "un grand oiseau malfaisant". Le chasseur de nuit le plus avancé de la Luftwaffe ressemble plutôt à une mante religieuse grise et mortelle, et le plaisir qu'Hugault prend à le dessiner est communicatif ! Les personnages aussi se sont encore améliorés, leur traits étant moins "formats" que Pierre, Alan et Marie du cycle précédent : ni Wulf ni Hossay ne ressemblent à aucun as réel de la Luftwaffe, par exemple. Lilya est, comme toujours avec Hugault, très bien... faite, même si peut-être un peu trop sexy et américanisée pour la très austère société soviétique de l'époque.


Je pense que de toute l'œuvre de Romain Hugault, Le Grand Duc est la série la plus abordable pour des non-initiés à l'aviation de la Seconde Guerre Mondiale, grâce notamment au dynamisme de l'histoire et à la modernité des personnages… mais c'est aussi celle que je recommanderais LE PLUS aux fanas de warbirds, cet aspect de la guerre aérienne étant de loin le plus méconnu et le plus délaissé des médias traditionnels. Tout le monde y trouvera son compte !

Szalinowski
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le 8 févr. 2019

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