Six mois se sont écoulés depuis la fin du tome précédent, qui avait vu Blueberry rentrer bredouille d'une longue mission exténuante, abandonné par ses amis, trahi par l'officier mexicain Vigo, déchu de son grade et condamné à vingt-cinq ans de bagne, et c'est peu dire que ces six moins n'ont pas été les plus agréables de sa vie : le crâne rasé, les joues creuses et dévorées par une barbe sèche, il n'y a guère que son nez cassé qui permette de reconnaitre notre héros, l'ex-lieutenant Mike Steve Blueberry, sur la première planche de cette seizième aventure, Le Hors-la-Loi. Bye-bye boucles brunes et lèvres charnues, Blueb' le taulard ressemble plus à Christian Bale dans Le Machiniste qu'au Bébel des grandes heures !


Il s'agit pourtant bel et bien d'un album de Blueberry, puisque dès la deuxième planche notre Tsi-Na-Pah adoré, pourtant déjà mal en point, se fait brutalement torturer ! Mais il me faut rendre à César ce qui lui appartient, ces planches d'ouverture sont la meilleure séquence du genre que le duo Charlier-Giraud ait réalisé. Enfermé, affamé et assoiffé hors-page, le famélique ex-officier est d'abord victime d'un rare exemple de torture psychologique particulièrement vicieuse lorsque le répugnant major Kelly, sorte de version blonde, américaine et plus intelligente du gouverneur Lopez, lui offre de déjeuner à sa table avant de renverser la nappe.


La suite s'avère encore pire mais donne lieu à l'une des planches les plus puissantes jamais réalisées par Jean Giraud : Blueberry est forcé de courir jusqu'à épuisement, en plein cagnard et avec un sac de pierres sur le dos. Le gros plan sur le visage émacié, l'emploi du rouge intense se substituant au vert maladif de son introduction, et surtout l'obsession de tuer Kelly comme idée fixe pour tenir le coup – "Boire... tuer Kelly" ne cesse-t-il de se répéter chaque fois que la soif menace de le faire s'écrouler. C'est toujours Pilote (Mâtin quel Journal!) qui publie mais nous ne sommes plus dans la BD pour enfants.


Charlier nous laisse croire, ainsi qu'à Mike lui-même, que le charmant Kelly fait tout cela pour que l'ex-lieutenant livre la cachette du trésor confédéré, que ses supérieurs de Washington pensent toujours qu'il a planqué quelque part pour son propre bénéfice. C'est pourquoi avec l'aide de son compagnon de cellule Cartridge, Blueb' élabore un plan d'évasion astucieux : prétendre céder à la torture et accepter de les conduire à la planque, pour sortir du bagne de Francisville et saisir la première opportunité qui se présentera lors du long trajet entre l'Alabama et le Nouveau-Mexique.


Hélas, Blueberry ignore que Cartridge est un maitre-chanteur, lui-même manipulé par Kelly qui se débarrasse de lui à la première occasion. Il n'empêche que le voilà sur la route, lorsque coïncidence, une bande d'highwaymen, menée par un beau brun à la bouche en cœur nommé Tennessee Blake, attaque son train pour le piller. MSB profite de l'occasion pour s'échapper et, toujours sur les recommandations de Cartridge, part pour Santa Fé rejoindre cette bonne Guffie Palmer, désormais tenancière du bordel Casa de los Angeles. Hélas, Blake est déjà sur place et lui propose un marché : le faire bénéficier de sa filière pour rejoindre le Mexique (où Blueb' espère retrouver Vigo et lui faire avouer la vérité) à condition d'escorter un de ses amis, un jeune violoniste efféminé répondant au doux nom de Marmaduke O'Shaughnessy, alias Angel Face.


Blueberry n'a d'autre choix que d'accepter, bien qu'il ne soit guère enchanté à l'idée de jouer les nounous pour Angel Face. Pire, ils sont censés passer par Durango, que le président Ulysses S. Grant en personne doit visiter dans le cadre de la campagne pour sa réélection. Guffie pense cependant que c'est une aubaine car Grant était amoureux d'elle durant leur jeunesse et l'écoutera si elle intercède en faveur de l'ex-lieutenant évadé.


En attendant, voilà Blueberry, Guffie et Angel Face parti en tilbury dans le désert. C'est là que les pièces se mettent en place : premièrement, alors qu'il prétendait s'éloigner pour pratiquer son violon, il s'avère qu'Angel Face cache un tout autre type d'instrument dans son étui : un extraordinaire modèle de fusil à lunette qu'il manie avec une adresse redoutable. Sans paroles, baignée dans une pâle lumière crépusculaire, cette séquence est l'une des meilleures de l'album et me donne toujours aussi froid dans le dos après tout ce temps.


Pendant ce temps-là, Mike cuisine Guffie, qui montre qu'elle a de la suite dans les idées : elle est en effet convaincue que l'attaque du train ne visait pas à emporter l'or mais à délivrer Blueberry, car il est de plus en plus évident que contre toute attente, Blake savait déjà que Guffie et MSB sont amis et que ce dernier irait se réfugier chez elle. Ce qui conduit Blueb' à conclure à juste titre que le major Kelly est forcément dans le coup, car lui seul pouvait manipuler Cartridge et décider de la date de transfert. Mais dans quel but ? Le pister jusqu'à l'hypothétique trésor confédéré ? Non, Guffie soupçonne quelque chose de plus sombre encore…


Malheureusement pour elle, Blake aussi la trouve trop maligne, et charge un de ses hommes, une sombre brute aux airs de Sam Elliott, de lui régler son compte. Guffie parvient à semer son bourreau en lui donnant un bon coup de fouet dans les yeux (outch) mais pas avant de recevoir en retour une balle de winchester dans l'épaule.


Entretemps, Mike et Angel Face ont atteint Durango, où les attend… Kelly en personne. Blueberry se jette sur lui "comme un fauve enragé", avec une haine animale que nous ne lui avons jamais connue et qui vient compléter de belle façon la scène du "tuer Kelly" au début. Malheureusement, notre héros ne peut se venger de ses innombrables heures de marche forcée et de privations en tout genre car Angel Face le tient en joue. C'est alors que Kelly révèle le but de toute cette machination : assassiner le président Grant. Avec son passif d'officier mal noté et sa condamnation injuste, l'ex-lieutenant fait en effet office de bouc émissaire idéal. Lorsqu'Angel Face aura logé une balle dans le crâne du président, Kelly et lui abattront leur prisonnier et tout le monde le croira coupable. L'album s'achève donc avec Blueberry les fers aux pieds, et le cortège présidentiel qui s'approche dangereusement de la fenêtre d'Angel Face…


Voilà, après avoir pioché chez John Wayne et Sergio Leone, Jean-Michel Charlier s'inspire donc pour la première fois de l'actualité, puisque rappelons-nous que l'assassinat de John F. Kennedy a eu lieu quelques années auparavant, et que les théories allaient bon train quant à son exécuteur et ses commanditaires ! Charlier semble prendre partie pour la thèse d'Oswald bouc émissaire, mais dans le fond peu importe. C'est un angle éminemment original pour une aventure de Blueberry, surtout après cinq albums à chasser des trésors et les quatre précédents à combattre les Indiens. Le rythme est haletant, le mystère révélé de main de maitre par à-coups, les personnages toujours aussi fascinants et c'est un plaisir de retrouver Guffie dans un rôle beaucoup plus sérieux et sagace que tantôt.


Niveau dessin, Jean Giraud, pourtant d'ordinaire peu enclin à autre chose que l'autocongratulation, a exprimé quelques regrets concernant cet album, et il faut reconnaitre qu'après le feu d'artifice de Ballade pour un Cerceuil, Le Hors-la-loi parait parfois un peu pâlichon. À quelques planches près (la marche forcée, le gros plan sur le sergent couvert de suie, l'entrainement au tir…), Gir est beaucoup plus sage dans ses prises de vue, comme s'il revenait gentiment à son niveau prè-Mine de l'Allemand perdu. Ses personnages sont moins viscéraux qu'auparavant – même s'il convient de remarquer que l'ambiance un peu plus feutrée, surtout en seconde moitié, se prête moins aux audaces que le cadre mexicain de la trilogie précédente.


L'album reste néanmoins extrêmement plaisant à tout point de vue ; juste un tout petit peu tiède après l'incandescence du tome 15 !

Szalinowski
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le 19 mars 2019

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