L'ignorance est déjà un des pires fléaux de ce bas monde, mais lorsqu'elle est volontaire, elle en devient carrément ignoble. Xavier Dorison est bel et bien un de ces ignorants de la pire espèce : un de ceux qui se prennent pour un historien...
Pour qui s'intéresse un tant soit peu à cette si noble discipline qu'est l'Histoire, lire Le Troisième Testament ou Le maître d'armes relève, malgré leurs évidentes qualités narratives et graphiques, d'un supplice bien pire que ceux qu'on se plaît à attribuer à cette Eglise de carnaval inventée par des auteurs contemporains qui cultivent le mensonge et/ou l'ignorance comme un art.
Renouant avec le pénible complotisme qui envahissait déjà les pages de sa trop célèbre saga biblico-débilo-ésotérique, l'auteur étale donc, dans cette somptueuse bande dessinée, toutes les ramifications de son inculture en réglant ses comptes avec une Eglise catholique, dont on se demande bien ce qu'elle a pu lui faire pour qu'il lui en veuille à ce point. Arrivé à ce niveau de haine, ça mériterait d'être psychanalysé...
Bon, pour être honnête, dès la première phrase de cette bande dessinée, j'ai su que je n'allais pas aimer, au point d'hésiter à continuer : "En ces temps indécis, les ténèbres du Moyen-Âge tentent d'étouffer les premières lueurs de la Renaissance..." Sérieusement ? En 2015, il y a encore des gens pour parler des "ténèbres du Moyen-Âge" ? Mais que diront les hommes de l'an 2500 quand ils parleront de notre époque à nous ??? Quand arrêtera-t-on cette incroyable imposture historique et intellectuelle de faire passer l'homme contemporain pour un héros qui surpasse toutes les erreurs de ses prédécesseurs ?
Bien sûr que l'Histoire n'est pas toute rose, pas plus au Moyen-Âge qu'à une autre époque, mais si on veut espérer un tant soit peu comprendre cette époque si mal connue, il est indispensable de se prêter au jeu de l'historien, en apprenant à se glisser dans la mentalité des hommes de l'époque, sans la juger avec nos valeurs à nous, valeurs dont nous pouvons peut-être nous revendiquer fièrement (ou pas), mais dont il faudrait être bien orgueilleux pour les prétendre au-dessus de toutes celles qu'a véhiculées l'humanité des dizaines de siècles durant...
Xavier Dorison semble donc faire partie de ces béotiens sincèrement persuadés que l'Histoire est une éternelle marche de l'Homme vers un sacro-saint progrès, et qui croient que l'Eglise refusait toute traduction de la Bible dans une autre langue que le latin. C'est tellement faux qu'on ne sait même plus bien quoi répondre à ça, sinon que ça ne fait jamais de mal d'ouvrir un livre d'histoire... Bref, rappelons rapidement qu'en 1531, cela fait environ trois siècles que la Bible a été traduite en français (plus longtemps pour d'autres langues, comme l'anglais) et popularisée auprès des fidèles par les prêtres eux-mêmes. L'auteur ne nous dit certes pas le contraire, mais il omet soigneusement de signaler le fait, sans doute pour renforcer l'impact de son intrigue qui, lorsqu'on connaît ces détails, s'atténue légèrement...
Ce qui peut éventuellement justifier en partie le scénario du Maître d'armes, c'est deux choses : l'expansion de l'imprimerie à cette époque qui donne à l'écrit un impact alors inédit, et l'arrivée du protestantisme, qui prétend multiplier des traductions de la Bible plus fidèles que celles de l'Eglise, et appuie toute sa dialectique sur des supposés mensonges véhiculés par l'Eglise pour asseoir son pouvoir abusif sur les masses ignorantes. C'est tellement insultant pour le peuple de penser qu'il était suffisamment débile pour se laisser instrumentaliser par des "élites intellectuelles" sans s'en rendre compte qu'on ne va pas trop s'étendre là-dessus...
Bref, sur le fond, Le Maître d'armes est un ramassis de bêtises sans nom, dont le seul but est de faire passer les catholiques pour un groupuscule d'extrémistes fanatiques et dangereux. C'est tellement peu nuancé, et donc éloigné de toute vérité historique, qu'on pourrait croire ces bêtises inoffensives si l'obscurantisme dont Dorison se fait le porte-parole ici n'était à ce point répandu dans les esprits contemporains.
Sur la forme, en revanche, je n'ai aucun mal à reconnaître que cette bande dessinée est assez éblouissante. Si je n'apprécie guère le recours permanent à un gore parfois complaisant, le dessin de Joël Parnotte est assez fabuleux. Son trait est extrêmement rigoureux, et même si j'ai toujours eu un peu de mal avec les dessins hyper-réalistes, il crée des images dans lesquelles il fait bon se perdre. Le froid sort des pages pour envahir la pièce, et on a l'impression de recevoir chaque gerbe de sang, on est impliqué à fond dans l'action, globalement bien rendue par des cadrages savamment choisis. Indéniablement, Parnotte excelle dans le grand spectacle, et c'est un régal !
Donc au bilan, Le Maître d'armes est une bande dessinée qui se lit sans déplaisir sur le strict plan narratif, portée par un dessin excellent et un scénario certes trop classique, mais qui se laisse suivre. Simplement, pour apprécier cette bande dessinée, il faudra accepter de grosses compromissions historiques, des compromissions tellement énormes auxquelles on m'excusera, je l'espère, d'être incapable de me résoudre.
En attendant, ça se lit facilement. Aussi facilement que ça s'oubliera.