"Ils ont endormis notre méfiance avec leurs idées d'un monde meilleur, plus ordonné, plus juste. Ils n'utilisaient pas le langage mielleux et vide des politiciens, mais celui qu'on voulait entendre depuis longtemps.
Ils ne parlaient pas d'impôts ou d'insécurité, ils ne disaient ni "retraites", ni "service public" mais évoquaient nos idéaux perdus.
Ils ne s'adressaient pas à nos porte-feuilles mais à nos sentiments, notre fierté d'être humains dignes de ce nom.
Avec eux notre avenir ne nous semblait plus rassurant mais exaltant. Enfin quelqu'un nous croyait capables de nous élever au-dessus de notre condition de fourmis anonymes !
Et on leur a donné les clés de la maison. Ils sont entrés et ont tout saccagé, nous ont dévalisés et ravagé nos âmes."
-- Capricorne tome 9 : Le passage par Andreas
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Profitant (enfin) de vacances bien méritées, j'ai entrepris de me relire toute la saga de Capricorne d'Andreas, soit 20 tomes de bande dessinée supposément « grand public » (quand on connaît la propension géniale de l'auteur a créer des univers aussi tortueux et complexes qu'un Marc-Antoine Mathieu, on se doute qu'il y a un piège) aux éditions du Lombard. Pourquoi « Grand public » ? N'est-ce pas un poil péjoratif ?
Nullement quand on connaît le respect du créateur envers ses lecteurs et vice-versa. Mais il est fort probable qu'Andreas ait profité d'une série au long cours (tout comme sa jumelle d'alors, « ARQ » – bien plus sombre et commencée exactement au même moment, deux chantiers qui lui prendront 20 ans de patience et de méticulosité !) pour se retenir plus la bribe niveau graphisme et narration, ou du moins ne pas tout balancer d'un coup à la tronche du lecteur. (1)
Heureuse initiative qui lui permet non seulement de délivrer par petites touches les différentes clés de l'histoire tout en se faisant plaisir dans son besoin d'expérimenter et chambouler intelligemment les habitudes de lectures de ses fans. Chaque tome est donc un double plaisir : celui d'être surpris par une histoire toujours changeante, certes suivant des fils rouges mais avec son lot de surprises pour ne pas dire twists. Et celui de s'amuser avec des changements de cases, des télescopages de dialogues, des perspectives et angles complètements autres à chaque fois...
Et le bonhomme de toujours retomber sur ses pattes tel le chat noir d'Astor, le bibliothécaire de la série ! C'est justement ce chat en une seule image mais morcelée en plusieurs cases et éparpillées tout le long du récit du tome 5 avant qu'on le redécouvre, entier à travers un grillage (qui est en fait le morcellement même de ladite case !). C'est un fragment de passé découvert en lecture verticale à chaque personnage de deux cases du tome 8 (« tunnel »)en plus d'une image caché en noir et blanc assignée à chacun d'eux qui ne prend véritablement tout son sens qu'au 14e tome (« L'opération »). C'est une BD qui se déroule entièrement dans un paysage enneigé et sans aucune parole, à tel point que même la couverture se dote d'un blanc étincelant mais sans image ou titre (l'énigmatique tome 12).
Et c'est bien sûr notre 9e tome en question où au lieu des 48 pages (ou 56, ça dépend) du format BD francophone, Andreas balance près de 104 pages au total, quasiment toutes en couleur... Sauf 8 planches entièrement au crayonné (magnifiques) en plein milieu, comme une pause, ou une respiration bienvenue.
"Excusez-nous, on s'attendait un peu à cette erreur de votre part.
_ Vous ne travaillez pas pour nous mais pour un concept, c'est à dire, une idée.
_ Une idée ??
_ Eh oui, une idée. Le monde n'a pas toujours été tendre avec nous. Alors on s'est retirés du grouillement humain qui envahit de plus en plus cette pauvre planète...
_ ...On bricole dans notre coin des petites choses et des grandes. Un jour, nous nous sommes demandé jusqu'où iraient les gens, si on leur lançait une idée forte...
_...Suffirait-il de leur suggérer qu'ils étaient mécontents, frustrés ou en danger pour qu'ils se mettent à prendre leur destin en main ? Un savant mélange de vérités et de mensonges les amènerait-il à partir en guerre contre leurs frères et, en fin de compte, contre eux-mêmes ?
_ En exploitant les forces et les faiblesses de la nature humaine...
_ ...Fierté, avidité, envie, probité, vengeance, patriotisme, fanatisme, amour, haine...
_ ...Pourrait-on les pousser à conquérir le monde au nom de rien, tant que ce "rien" s'habille de belles parures ?
_ Attendez, tout ça n'était qu'une expérience ? Le globe terrestre un laboratoire géant ?
_ Même pas. Juste un concept.
_ Tous les trois on a eu l'idée...
_ ...On l'a laissée filtrer à l'extérieur...
_ ...Et elle a envahi le monde.
_ Vous avez plongé l'humanité dans le chaos, seulement afin de voir si ça marche ?"
--Capricorne tome 9 : Le Passage par Andreas.
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Ces 108 pages regroupant donc deux tomes en soi (Le passage et Le fragment) permettent amplement à l'auteur de boucler le 2e cycle des aventures de son « astrologue », commencé dès le (violent) tome 6, « Attaque ». Surtout il permet de boucler une bonne fois pour toutes les manigances du fameux « Concept » (qu'on pourrait voir comme une sorte de parti politique ayant pris le pouvoir au niveau mondial) tout en répondant à pas mal de questions posées précédemment par son créateur au spectateur comme son personnage principal.
On aura donc plusieurs réponses bienvenues avec toutefois de nouvelles questions qui se profilent déjà. Toutefois par la tournure générale de ce gros tome (difficile de ne pas spoiler, arg), il n'est pas interdit de faire une pause dans la série avant de reprendre, Andreas coupant plusieurs fils narratifs tout en préparant son personnage à une errance qui le coupera de ses alliés et amis pendant plusieurs tomes.
C'est donc tout autant une fin de cycle qu'un véritable tournant qui s'instaure : les tomes suivants aborderont l'errance du héros suivant plusieurs petits one-shots subtilement détachés de la trame globale (2) sans nécessairement se suivre, entretenant la solitude de son protagoniste, coupé de tout avec, par les magnifiques couleurs d'Isa Cochet, la nuance du temps qui passe. L'été sur le tome 10, l'automne au tome 11, l'hiver au 12. Quand aux histoires, on passe du thriller rural que n'aurait pas renié un Claude Chabrol (en remplaçant les bourgeois par des paysans) sur le 10e tome, au drame intimiste poignant en 11 sans oublier une dimension contemplative et initiatique sur le tome 12.
Il n'est pas étonnant d'ailleurs de voir dans la solitude du personnage de Capricorne quelque chose qui remonte à sa petite enfance, en soi l'histoire en crayonné en plein milieu de récit fournit une explication tant psychologique (en plus d'amorcer la solitude totale qui jaillit à la fin de la BD, comme en miroir) que narrative (il faut faire attention aux noms des personnages échangés qui donnent une dimension supplémentaire aux détails cachés).
Ce qui me surprend le plus surtout à la relecture (3) avec le recul, c'est la dimension métaphysique (pour ne pas dire politique!) de la BD qui se révèle brillamment ici avec beaucoup d'éclat. Certes, certains passages de questionnements introspectifs surgissaient chez Cap' et Astor aux biais de certains tomes précédents (je pense au tome 5) mais ici la traversée de ce dirigeable, donc un long trajet où il faut attendre, permet à beaucoup de cogiter, surtout notre astrologue préféré. Il faut savoir que cette double BD est sortie en 2004 et bon sang, les dialogues semblent résonner aussi bien avec notre passé que le présent actuel, et ce, avec une force peu commune, il suffit de voir les extraits que j'ai posté.
A l'époque, lors de la sortie de la BD (car comme pour ARQ, je guettais fébrilement chaque nouveau tome de mes sagas préférés), ce la ne m'avait nullement marqué. Et j'avais trouvé ce 9e tome un brin pompeux, trop verbal, peut-être abscons par moments. Aujourd'hui c'est tout autre, comme si l'époque actuelle et ses crises se reflétaient en miroir dans ma lecture, et particulièrement en résonance avec celle-ci.
Est-ce que c'est moi qui ait tant changé que cela ou l'époque en elle-même ?
A l'instar de ce double tome, j'aurais envie de prononcer un double oui.
Peut-être. Probablement, même.
Le doute nous guette et l'incertitude frappe à nos portes et nos esprits, surtout une fois que l'on referme la BD...
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(1) C'est bien connu, plus on se retient et donc « plus c'est long, plus c'est bon » (Pardon, je le referais plus ^^).
(2) Même si des détails y font référence bien sûr. Exemple de la « sorcière » aperçue en milieu rural dans le tome 10 (« Les chinois ») qui fait écho à celles de New-York du premier tome.
(3) Quasiment une redécouverte lumineuse dans mon cas, donc.