Le Photographe est une BD en trois tomes, tirée du journal de bord de Didier Lefèvre, photographe de profession chargé de couvrir une expédition des Médecins Sans Frontières, aux confins de l'Afganisant, durant l'année 1986, pendant la guerre opposant les moudjahidines à l'armée rouge, avant la prise du pouvoir par les talibans.


Le premier tome correspond à-peu-près à l'arrivé de Lefèvre à Peshawar, au Pakistan voisin, l'on y découvre des lieux dignes d'un film d'espionnage, les coutumes de la société pakistanaise mais aussi de la société afghane, limitrophe, par l'intermédiaire des camps de réfugiés et de la diaspora. On y fait la rencontre de personnages de romans comme celui du baroudeur alsacien, un malgré-nous devenu journaliste, et bien sûr Juliette, la chef de l'équipe des MSF qui a l'air d'être une personne extraordinaire, en tout cas Didier Lefèvre m'a transmis son admiration pour elle, mais tous les autres, (membres de l'équipe, compagnons de voyage, ou rencontres de passage), méritent tous, tout autant, leur portrait, et la BD, d'ailleurs, nous les offre généreusement !


C'est un monde très différent du notre qui se montre à nous. C'est aussi une société dangereuse où il vaut mieux bien maîtriser les règles de politesse, les us et coutumes, avoir un guide (Mahmad, le guide de l'équipe, donnera de précieuses leçons de savoir vire "à l'afghane" à Didier et je suis convaincu qu'elles lui ont sauvé la vie un paquet de fois) et adopter un prénom qui sonne local bien sûr..., ce pays n'est pas une destination pour les touristes et c'était déjà un coupe gorge à l'époque (mais qui en douterait ?).


Le second tome raconte la longue pérégrination (commencée dans le premier) à travers les paysages, lunaires pour la plupart (il y a aussi des paysages alpins et forestiers d'une grande beauté), magnifiques et terribles, de la campagne afghane. On commence à mieux "cerner" le quotidien de ces hommes aux coutumes et aux mœurs très dures (les afghans gaspillent volontiers leurs munitions à tirer sur des rochers pour s'amuser mais n'abrègent pas la souffrance des chevaux et des ânes crevés sur le bord de la route...), vivant dans un monde extrêmement montagneux, dans une routine de guerre et d'interminables caravanes, dans une société du tiers-monde où il n'y a pas lieu de se plaindre de la misère car elle est le quotidien de ces gens et qu'ils ne connaissent rien d'autre de toute façon. Un monde rythmé par les balles de fusils, les prières, et les longues marches à pied ou à cheval, donc.


L'on comprend aussi très rapidement que le pays ne peut pas être unifié démographiquement, ou complétement pacifié, c'est impossible du fait de la géographie trop accidentée (comme celle de l'Iran un peu), de la multitude infinie d'ethnies et de clans et du racisme intérieur (notamment à l'encontre des nouristanis, une ethnie laissée à l'écart car elle ne s'est convertie à l'islam que tardivement dans l'histoire du pays), ainsi que de l'extrême pauvreté qui interdit tout développement des infrastructures nécessaires à la communication et aux transports au sein d'un même pays.


Le troisième tome, lui, narre le retour de Didier, sans l'équipe de MSF, un retour semé d'embûches. C'est là que Didier va vraiment expérimenter le côté le plus terrifiant et odieux de l'Afghanistan, un pays où l'on n'hésite pas à vous rançonner à la manière des bandits de grand chemin du moyen-âge. Le contraste est d'autant plus saisissant que les afghans peuvent aussi faire preuve de beaucoup de douceur, d'une très grande hospitalité et d'une aussi gratitude tout aussi importante à l'encontre des médecins venus les soigner... Mais aussi, un pays où le climat, la maladresse et la fatigue (quand ce ne sont pas les mines russes...), peuvent vous couter la vie si vous perdez votre chemin. D'ailleurs, Lefèvre paya amèrement son intrépidité et son manque de préparation en manquant de geler dans une tempête et en contractant une furonculose chronique.


Je ne suis pas tout à fait d'accord pour qualifier cette BD de bande dessinée de guerre car l'on n'y voit pas les combats, si ce n'est celui mené âprement par les médecins contre la mort, dans un désert médical absolu, et que l'on n'y voit pas non plus l'armée rouge, mais que voulons nous ? C'est un journal de bord, une BD documentaire, retraçant un parcours réel, ce qui lui donne toute sa qualité et sa saveur de témoignage, de tranche de vie.


Les dessins de Guibert, dans le style d'un Tintin, c'est à dire en ligne claire, et la mise en page de Lemercier, reprenant les codes du film documentaire, rendent la BD très agréable à lire, très lisible et expressive, en plus, elle repose aussi largement sur la multitude de clichés photographiques de Didier Lefèvre dont certains sont à couper le souffle. Le pays est d'une beauté tragique et mélancolique, certains portraits sont franchement bouleversants, le tout est rendu à la perfection par la subtilité du noir et blanc.


Le portrait de la société afghane est bien sûr subjectif (mais intelligent et nuancé) mais c'est cela que l'on veut dans un témoignage, c'est l'expérience d'une personne prise dans les évènements. C'est un documentaire riche d'une multitude de détails et moi j'adore ça, les détails.


Je ne peux que recommander cette bande dessinée documentaire, témoignage d'un voyage dans un pays tristement célèbre en occident à cause de son instabilité et de sa violence, mais aussi du fanatisme religieux qui le ronge et de la misère de ses habitants. Le sujet est brulant d'actualité et cette BD a le mérite de nous faire prendre du recul et de nous montrer un épisode de l'histoire récente, de la toute fin de la guerre froide, qui a secoué la région et précédé l'Afghanistan de la guerres entre les talibans et les armées de la coalition américaine.

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le 14 nov. 2021

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Axel

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