Par l'écriture de soi, pour soi, nous répond Tourgueniev dans cette nouvelle parue en 1850.
Il faut écrire pour se sentir vivre, se remémorer, maudire ou aimer, voila ce que nous dit Tourgueniev au travers de Tchoulkatourine, son personnage, un moribond qui vient d'apprendre sa mort imminente de la part de son médecin, et qui va narrer, sous la forme d'un journal intime, son amour de jeunesse, avec Lise, dans la ville d'O..., un amour contrarié qui le mènera au constat suivant, sa vie est un échec, il est un raté, un homme de trop, une cinquième roue du carrosse, inutile et nulle.
Et pourtant, qui est l'homme de trop ? Est-ce vraiment Tchoulkatourine ? Ce bourgeois moscovite maladroit et inadapté, au sein de la société médiocre de la ville d'O... ? Est-ce au contraire le prince N..., jeune homme talentueux, issu de la haute société de Saint-Petersbourg, qui brillera sans éclat, ravissant sans le vouloir la flagornerie des bons citoyens de la ville d'O... et qui séduira, sans avoir besoin de lui faire la cour et toujours sans même le désirer, Lyse, la dulcinée de Tchoulkatourine ? Ou, est-ce Besmionkov, le rival quasi-insoupçonné de T... qui finira par demander la main de Lyse dans une scène des plus touchante ?
Ou, si j'ose dire, est-ce la ville d'O... toute entière qui est cet homme de trop ?
Si T... ne doute pas un seul instant de son inaptitude et de sa balourdise, la question, pour moi, reste en suspend.
Le journal d'un homme de trop est peut être une de ces œuvres qui préfigure l'absurde: en effet, la nouvelle partage avec L'étranger d'Albert Camus une fin similaire, les protagonistes des deux œuvres, se mettent à apprécier véritablement ce que l'a vie a à leur offrir de beau quand elle ne peut plus rien pour eux, quand elle est définitivement gâchée.
Il faut écrire pour se sentir vivre, écrire pour soi, dans un acte vain et gratuit, sans se soucier d'être lu. Accomplissement héroïque, d'autant plus qu'il est futile, écrire est un acte de rébellion contre la bêtise et la médiocrité, mais aussi contre la mort. Le journal d'un homme de trop est un manifeste pour la littérature.