J'aime Franquin. Je l'aime vraiment. J'ai lu tous ses Gaston Lagaffe, tous ses Spirou et Fantasio (les meilleurs de la saga) et j'en suis évidemment fan, mais je ne suis pas un adorateur non plus. Si j'ai usé les Gaston jusqu'à la corde dans ma jeunesse, je ne considère par l'œuvre de Franquin comme intouchable, et je suis prêt à voir d'autres auteurs s'y essayer, quitte à assister à quelques ratages dans le lot. Après tout, j'ai vu des échecs dans les reprises de Spirou et Fantasio ou d'Astérix, et cela n'a jamais entaché ces séries cultes à mes yeux.
Vous l'avez compris, ce nouveau tome écrit par Delaf, qui s'insère parfaitement dans la continuité de ce qu'a fait Franquin, m'a ébloui par sa capacité à perpétuer l'héritage. Il est d'ailleurs appréciable à mon sens que le tome s'intitule "tome 22" et non "tome 1" d'une nouvelle série. En effet, le Gaston de Delaf est à l'œuvre de Franquin ce qu'est L'Affaire Francis Blake à l'œuvre de Jacobs. Une reprise en tous points exemplaires, qui sait manier avec une dextérité inattendue les codes et la mythologie du matériau initial, tout en y faisant quelques ajouts aussi subtils que discrets qui créent à cette suite une identité affirmée, habilement différente de celle du père fondateur sans que ces différences ne lui soient un affront.
En effet, on ne pouvait pas imaginer plus bel hommage au génial Franquin que cette bande dessinée signée Delaf. Ses gags sont souvent d'une précision chirurgicale. On y retrouve le génie de Franquin pour les petites répliques "à côté", celles qui ne font pas avancer l'action mais sont prononcées par un personnage spectateur impuissant de la tragédie à venir, avec toujours un calembour ou une remarque gentiment décalée qui rehausse le gag de manière prodigieuse. On y retrouve également le génie pour la chute à double ou triple rebondissements, ce qui fait que, même en voyant venir la chute principale du gag, on est agréablement surpris car elle nous amène quelques détails savoureux et inattendus.
Ainsi, Delaf déploie toute sa maîtrise d'une mythologie qu'il n'a pas créée, dans des gags proprement hilarants, et je confesse m'être surpris plus d'une fois à éclater de rire tout seul dans mon canapé. De cette mythologie, l'auteur-dessinateur a quasiment repris l'ensemble des personnages. Pas de Labévue en vue, me semble-t-il, mais en-dehors de lui, tout le monde est là ! Jusqu'à Spirou, Spip et le Marsupilami, qui accompagnent Fantasio le temps de deux planches, laissant l'espoir fou que Delaf s'empare un jour de l'autre série emblématique de Franquin pour la redresser enfin. Jusqu'à Freddy-les-doigts-de-fée et Cloclo-l'acrobate, même, que l'auteur remet en scène, donnant à Cloclo le rôle de sa vie !
En effet, le cambrioleur, acolyte de Freddy, déjà rencontré plus que brièvement chez Franquin, a le droit ici à une vraie intrigue, amorçant le réel changement apporté par Delaf. Ne brisant jamais la sacro-sainte règle du "un gag par page", l'auteur commence toutefois dans la dernière partie du récit à amorcer une succession de gags d'une page formant une histoire cohérente. Pas d'inquiétude, chaque page termine sur une chute réelle, mais l'enchaînement narratif offre à Delaf l'occasion du meilleur hommage qu'il pouvait fournir à son gigantesque prédécesseur.
N'hésitant pas à intégrer Franquin lui-même en personnage systématiquement hors-champ et sans dialogues, l'auteur s'amuse comme un petit fou autour d'un MacGuffin parfaitement trouvé pour offrir à Gaston une intrigue non dénuée de noblesse... et même - si j'osais ! - d'un soupçon d'émotion pour les lecteurs, dont le ravissement à la lecture de l'apothéose de ce tome 22 ne pourra qu'être proportionnel à l'amour qu'ils portent au personnage.
Et s'il existe un paradis pour les auteurs-dessinateurs-sales gosses, un qui doit bien se marrer là-haut, c'est l'ami André ! D'un rire humble mais fier, et surtout légèrement contrit d'avoir voulu nous enlever Gaston pour l'entraîner avec lui dans la tombe. Mais Gaston a bien appris de son papa, et plus sale gosse que jamais, dans un élan de saine désobéissance, il est revenu pour nous embêter !
Pire, on espère que ça va durer !