L'ours se réveille
On hésite entre folie, suite aux traumatisme de la guerre et démence. "Les leçons sanglantes que nous enseignons reviennent une fois apprise châtier le précepteur." W Shakespear, Mac Beth, Acte I...
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le 11 oct. 2014
BD franco-belge de Éric Stalner et Pierre Boisserie (2001)
Pour une BD ayant trait à l’un des conflits les plus meurtriers de l’Histoire, la rubrique nécrologique de La Croix de Cazenac s’est jusqu’à présent révélée des plus ténues. D’une manière générale, le style adopté par le scénariste Pierre Boisserie et le dessinateur Éric Stalner a été plutôt sage, pour ne pas dire gentiment vieillot, tenant plus de la guerre de salons dépeinte dans Victor Sackville que de l’horreur des tranchées chères à Tardi. Surtout, nous avons jusqu’à présent eu surtout affaire au monde froid et pragmatique de l’espionnage, malgré une étrange séquence d’hallucination animale et un duel à l’épée plutôt incongru en ce début de XXème siècle. Mais le troisième tome de la série, Le Sang de mon Père, en dépit son titre très pagnolesque, va radicalement remettre les pendules à l’heure.
L’entame donne le la, nous renvoyant au domaine viticole de la famille Cazenac, où le patriarche Victorien monologue à voix haute dans son salon. Trop occupé à noyer sa solitude dans le vin familial (« Le sang de ma terre, le sang de mon père »), il n’a remarqué que trop tard qu’une bande d’agents allemands s’est infiltrée dans ses terres pour l’enlever. Difficile de trop l’en blâmer, car au demeurant, c’est toute la France, de long en large, qui n’a pas réussi à appréhender un quatuor teuton blond choucroute. Il faut le faire, d’arriver jusqu’en Dordogne en temps de guerre, lorsqu’on est d’aspect plus germanique que le Schnitzel ! Le temps pour le vieux Victorien de sauver l’honneur en égorgeant l’un des envahisseurs, et nous voilà dans l'ambiance.
Retour à Saint-Pétersbourg, toujours aussi superbement croquée par Stalner, où le body count s’épaissit : cette fois, ce sont deux gorilles du colonel Valois, traître à sa patrie et ennemi juré des Cazenac, qui se retrouvent égorgés par Henri Cazenac, revenu d’outre-tombe, sous les yeux médusés de son jeune frère Étienne. Puis les velléités meurtrières de Stalner et Boisserie se calment pour un temps, histoire de faire avancer l’intrigue : nous apprenons qu’Henri et Étienne ne sont en fait que demi-frères, le second ayant eu pour mère une Russe d’origine yakoute, peuplade sibérienne à laquelle appartient également l’informateur local des Cazenac, un vieux bonze barbu et binoclard, Imelovitch, marchand de jouets de son état.
C’est ensuite à regret que nous disons au revoir à la Cité de Pierre, mais nous ne sommes pas perdants au change : l’essentiel de Le Sang de mon Père va se dérouler dans le train devant emmener Valois, ses complices, sa prisonnière Louise Cazenac, ainsi qu’Henri et Étienne déguisés en moujiks, vers la Sibérie où l’infâme colonel espère trouver « le trésor de la famille Cazenac ». Le pauvre Victorien est aussi de la partie, torturé en vain pour révéler l’emplacement précis d’un trésor dont il nie l’existence.
L’essentiel, dans tout cela, c’est que plutôt que de lui lier les mains comme on aurait pu le craindre, le cadre confiné du train permet à Éric Stalner de continuer à prouver qu’il avait décidément l’un des plus beaux coups de crayon de la BD franco-belge du début des années 2000. Avec toutes les outrances qu’il n’a pas fini de nous réserver, Le Sang de mon Père n’est jamais aussi bon que lorsqu’il prend le temps de respirer et de laisser Stalner donner vie au petit peuple russe voyageant d’un bout à l’autre de son immense pays. Je soupçonne Stalner de s’être abreuvé de clichés d’époque, car les visages et les costumes de ses citoyen(ne)s russes ordinaires sont criants de vie et de vérité. « Ils transportent tout dans leurs trains : l’or, les duchesses, même leur fichu pays » s’exclamait le major Tippit dans Corto Maltese en Sibérie, cousin italien de cet album. On pense aussi au Docteur Jivago de Pasternak, et pour le féru de culture russe que je suis, ce sont de sacrés compliments.
Mais c’est aussi dans ce train que non seulement Le Sang de mon Père en particulier, mais toute la série La Croix de Cazenac en général, va prendre une direction inattendue, qu’elle ne quittera plus jamais, malgré de timides tentatives. Ce virage à 180° commence plutôt gentiment avec les retrouvailles torrides entre Louise et Étienne, capturé à son tour. Cette première scène de sexe de la série, dont la mise en scènes rappelle fortement la semblable défloraison d’Adso de Melk dans Le Nom de la Rose de J-J. Annaud – comme quoi, la chasteté, c’est très surfait chez les séminaristes ! – n’est cependant qu’un avant-goût de l’incroyable rupture de style survenant deux planches plus loin lorsqu’Étienne, battu et humilié par Valois, voit son père se faire torturer sous ses yeux. « Œil pour œil, main pour main », assène Valois en tirant une balle dans la dextre du vieillard.
Impuissant face au traitement subi par son géniteur, Étienne laisse échapper un hurlement animal et, parvenant à se libérer des soldats russes qui le ceinturent, se met à les égorger avec ce qui ressemble fort à… un couteau à tartiner. « Il n'y a plus de bête ! Il n'y a plus d'homme ! Je suis enfin moi-même ! Je suis le maître ! » s’exclame le jeune homme, littéralement en transe, avant qu’un soldat ne l’assomme d’un coup de crosse, mettant fin à cette séquence d’anthologie. «Боже мой, ils sont tous cinglés » déclare l’officier Léparsky, fort à-propos, en assistant à la scène. C’est tout particulièrement vrai des auteurs, en ce qui me concerne.
Mais qu’est-ce que je viens de lire ? Où est passée l’histoire d’espionnage qu’on m’avait vendu dans Cible Soixante, lorsqu’Henri, dans son superbe pantalon garance (légèrement inadapté, reconnaissons-le), s’infiltrait derrière les lignes allemandes à la recherche d’un agent double ? Où est passé l’évocation des front méconnus de la Grande Guerre, comme dans L’Ange Endormi ? Où sont passées la classe et l’élégance de ces deux premiers albums ?
Tout cela ne serait pas si terrible si la soudaine furie d’Étienne était le produit d’un craquage psychologique en règles, tel que malheureusement beaucoup de soldats le connaissent encore aujourd’hui, mais non : il ne s’agit que de la nature profonde de celui qui est un « chaman » yakoute de par sa mère, avec le vieux marchand de jouets Imelovitch comme mentor et le fameux ours comme animal protecteur – ou totem, en quelque sorte. Je n’ai rien contre les croyances chamaniques, ou quelque religion que ce soit, mais est-ce vraiment le meilleur développement possible pour tous ces personnages ? Et quand bien même, ne pouvait-on pas mieux l’amener ? Un surnom de « Trompe-la-Mort » et une hallucination sont-ils vraiment suffisants ?
Enfin, le vin est tiré, et il faut le boire : la fin de l’album vire gentiment à l’Eastern, ou western sibérien, lorsque Valois, sa troupe et ses prisonniers finissent par atteindre les ruines d’une cité mythologique. Point de trésor, cependant, rien que la mort : celle de Victorien, frappé par une balle perdue, et celle de Valois, des mains de son comparse Léparsky, lassé de ses jérémiades (ou de sa czapska épique ?). Pour faire bonne mesure, Étienne, littéralement réduit à l’état animal, s’arme de griffes taillées dans la roche en une nuit et se jette dans la bataille, tel Wolverine, avant d’être calmé par Imelovitch, qui reste avec lui dans la cité, pour lui apprendre à canaliser ses pouvoirs. Louise et Henri s’en retournent vers la France, et tout est bien qui finit bien.
Une chose est sûre : malgré sa couverture assez explicite, je ne m'attendais pas tout cela en ouvrant Le Sang de mon Père, pas après le ton établi par ses deux prédécesseurs. Sans doute Boisserie et Stalner ont-ils précisément chercher à ménager leurs lecteurs pour mieux les choquer ensuite, mais passé le choc et/ou l'hilarité initiaux, force est de constater que la sauce ne prend pas. Comme je le disais, il aurait été intéressant de faire du soudain nihilisme psychotique d'Étienne le contre-coup psychologique et émotionnel d'un fils et soldat manipulé de bout en bout, mais le choix de ses quasi-"super-pouvoirs" chamaniques laisse songeur. Je défie quiconque, après lecture des deux premiers albums, de me dire que le tournant surnaturel de Le Sang de mon Père, acceptable en théorie, est bien amené et bien exécuté.
Tous les personnages souffrent dans cette affaire, et pas seulement Étienne : mystérieuse et attachante jusqu'alors, Louise devient une quasi-figurante, tandis que le colonel Valois, à l'instar d'Étienne, perd toute mesure et de maître manipulateur froid et machiavélique, se transforme en hystérique assoiffé d'or. Seule l'évocation de la fièvre révolutionnaire qui traverse alors la Russie tsariste apporte un semblant de profondeur au récit, mais c'est bien peu. "Tout ça pour ça", ai-je envie de dire. Mais pour toutes les promesses qu'il aura déçu, Le Sang de mon Père n'en reste pas moins extrêmement divertissant, d'autant qu'il convient de remarquer qu'Éric Stalner est plus en forme que jamais. Pourvu que ça dure, car après les choix effectués par son complice Boisserie, il n'y a plus guère que son talent de dessinateur pour me pousser à continuer à lire La Croix de Cazenac...
Créée
le 24 févr. 2021
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