Scott Mc Cloud s’est rendu célèbre pour ses BD-essais sur les possibilités de la BD, et il signe avec Le Sculpteur sa première fiction majeure, un roman graphique.
L’histoire d’un homme confronté à une peur commune à bien des hommes, celle de mourir, et en proie à un désir très humain lui aussi, celui de devenir célèbre.
Parce que David Smith n’est personne, rien qu’à New-York on trouve des dizaines d’hommes arborant son patronyme, et quand il dit être sculpteur, il est toujours contraint de préciser qu’il n’est pas le célèbre « David Smith », mais juste « un autre David Smith ».
Et par un improbable tour de magie, il se voit doté du pouvoir de sculpter absolument tout rien qu’en posant les mains sur une surface, avec pour contrepartie de n’avoir plus que 200 jours à vivre.
Et le passage de la théorie à la pratique est plutôt réussi pour Scott, tant son récit est maitrisé, empreint de réflexions relativement profondes et parvient à être touchant, tout en distillant quelques touches d’originalité dans la forme. Comme lorsque le dessin s’estompe pour signifier le rêve, ou l’opposition entre les pensées du héros et ce qui l’entoure véritablement.
Le Sculpteur n’est toutefois pas aussi abouti qu’Asterios Polyp, l’excellent roman graphique de David Mazuchelli, dont il semble manifestement inspiré, dans ses thématiques (l’homme solitaire qui prend un nouveau départ dans sa vie, l’égocentrisme du héros, sa relation de couple difficile, la réflexion sur l’art et la quête de perfection) ou pour certaines idées graphiques (encore une fois, la netteté du dessin qui varie selon les situations ou la mise en page non-conventionnelle), Scott n’a pas toujours la subtilité de son collègue pour le développement de son récit ou pour son scénario.
Si celui-ci parvient à être très émouvant et est original au fond, il tombe aussi parfois dans le tire-larme facile et surtout dans des facilités scénaristiques indignes du reste, avec du deus ex machina un peu balourd. Et globalement, la structure du récit est très classique, avec un compte à rebours du nombre de jours restants, et une histoire très linéaire du coup.
Mais ce qui est intéressant, c’est le côté « tragédie grecque » de cette histoire, renforcé par la touche de mysticisme qui octroie au héros ses pouvoirs. Sa fin est annoncée dès le début, on ne peut que s’attendre à le voir craindre sa mort prévue, à regretter, à désespérer, et la surenchère d’émotions fortes par lequel il passera se justifie de cette manière, rencontrant « l’amour de sa vie », étant trahi par des proches jusqu’à un grand final à la limite de l’improbable tant il est une parfaite concentration de tout ce que le comics a déjà montré avant. Grandiose, too much, émouvant et d’une certaine manière prévisible, la conclusion est parfaite et correspond bien à l’aspect « mythique » du récit.
Et pourtant, ce n’était pas gagné d’avance au vu de la personnalité du héros, véritable cliché de l’artiste incompris insupportable : solitaire, socialement inadapté, égocentrique et dépressif, il enchaine les mauvais choix, s’inflige des promesses absurdes et a souvent la maturité d’un adolescent de 15 ans (alors qu’il en a 26). Forcément, son pouvoir, sa réflexion sur l’art et ses rencontres vont peu à peu le rendre sympathique, et son évolution est l’une des belles réussites de l’ouvrage. Bien qu'elle se fasse aux dépens de l'autre personnage principal, la fille qu'il rencontre. (Spoiler ci-dessous, attention)
Meg est empreinte de symbolique, de la première rencontre avec David (il vient de passer un pacte "avec le diable" si l'on suit le mythe de Faust, et un ange survient pour l'embrasser dans un moment qui semble totalement onirique) à la fin, qui renforce le côté tragique de l'ensemble, tout en montrant à David qu'il n'a peut-être pas profité au maximum de ses derniers jours, alors qu'elle était elle-aussi condamnée. Meg est chouette, sympathique, extravertie, curieuse et ouverte aux autres, mais du coup elle semble n'exister qu'au travers de David, puisqu'elle sert à le faire évoluer, à le faire quitter sa dépression et son morne mode de vie, mais elle n'est jamais vraiment développée/montrée en dehors de ces situations. Sans doute pour appuyer le côté égocentrique du héros, mais on peut aussi la percevoir comme un personnage un peu trop superficiel du coup.
Tragique et émouvant, Le Sculpteur pèche parfois par excès de grandiloquence, par sa volonté d’en faire trop et par quelques faiblesses scénaristiques, mais demeure un récit passionnant dont les 500 pages se dévorent avec avidité. Et pour la forme, c’est classique avec suffisamment d’originalités et de petites idées graphiques, toujours au service de la narration. Bref, Le sculpteur est une petite réussite et laisse augurer de bien bonnes choses si Scott Mc Cloud se lance pour de bon dans le roman graphique.