La guerre est finie, les collaborateurs autour de Hergé sont poursuivis, condamnés, et même si lui-même est - assez logiquement - acquitté, il a senti le vent du boulet. Il faut reprendre une existence "normale" alors que le monde est toujours au fond du trou. Hergé trompe sa femme avec une très jeune fille. Il perd l'appui du fidèle Jacobs, dont la propre carrière décolle. Hergé déprime, il envisage de partir vivre en Argentine. Justement, il a donné suite à l'énigme fantastico-policière des "7 Boules de Cristal" sur ce même continent sud-américain, où Tintin retrouve des vieux réflexes de ses années d'errance de "reporter" : feu sur tout ce qui bouge, traversée à toute allure et sans provisions de jungles et de montagnes, la routine, quoi ! Tintin, Haddock, les Dupondt, et même Tournesol sont protégés de la laideur du monde, enfermés dans un univers bigger than life où les civilisations disparues ne le sont pas vraiment, où le soleil obéit au doigt et à l’œil, bref où le fantastique est plutôt merveilleux. En fait, la première partie du "Temple du Soleil" est un peu rasoir, on a du mal à accrocher, avec le côté "boy scout" d'un Tintin définitivement plus adulte qui protège "le petit renard" des salauds, mais déjà loin des relents de colonialisme qu'on trouvait encore dans les premiers albums. Tout cela est un peu propret, surtout que le Capitaine Haddock boit bien moins, il se contente de s'hydrater le visage au crachat de lama - l'un des gags les plus célèbres de toute l’œuvre de Hergé -, et que Milou a cessé depuis longtemps d'être intéressant. Et puis, en franchissant le miroir (le rideau de la cascade), Tintin pénètre "ailleurs", et Hergé nous offre vingt pages que je considère personnellement comme les plus puissantes, les plus dépaysantes, les plus... parfaites de tous ses albums : l'irruption dans le "monde perdu" (cette fabuleuse planche 47), le jugement de l'Inca, l'attente de l'exécution, et puis la célébrissime et merveilleuse scène de l'éclipse... l'un des sommets indiscutables, stylistiquement et narrativement, des "Aventures de Tintin". On pense quand même à boucler l'histoire des pauvres scientifiques envoûtés, dont, curieusement, le lecteur n'a plus grand chose à faire, et on referme ce chef d’œuvre, en se disant que Hergé aurait bien pu sombrer dans la dépression et tirer un trait sur tout cela, que tout n'aurait pas été perdu pour nous, les jeunes de 7 à 77 ans. [Critique écrite en 2017]