Carlos Perez est ce qu’on pourrait appeler un "bon petit soldat". Issu d’un milieu modeste, ce jeune ingénieur a non seulement réussi à intégrer une grande école et à y accomplir des études brillantes, mais il est particulièrement déterminé à donner le meilleur de lui-même. C’est comme ça qu’il parvient à convaincre l’un des principaux constructeurs de voiture français de lui donner sa chance. Pour le jeune Carlos, tout se passe comme dans un rêve. Sur le plan professionnel, il fait un travail qu’il aime et il gravit petit à petit les échelons alors que sur le plan personnel, les choses se passent également pour le mieux, avec à la clé un mariage, un premier enfant et l’achat d’une jolie maison à Saint-Cloud. Mais ce bonheur ne dure pas. Lentement mais sûrement, des grains de sables viennent enrayer la belle mécanique. Lorsque son employeur déménage vers un bâtiment ultra-moderne à Gonesse, à l’autre bout de la région parisienne, la qualité de vie de Carlos commence à diminuer sérieusement à cause du temps passé chaque matin et chaque soir dans les transports publics et dans les embouteillages. En plus, il a beaucoup de mal à s’habituer au travail en "open space", qui l’empêche de se concentrer. Mais c’est surtout le changement de culture d’entreprise qui entame progressivement le moral du "bon petit soldat". Les managers à l’ancienne font place à des "cost killers", qui débarquent de nulle part en fixant des objectifs inatteignables. Quant aux augmentations de salaires dont Carlos aurait bien besoin en tant que jeune père de famille, elles lui sont quasiment systématiquement refusées. Les "fils à papa" gravissent rapidement les échelons, mais lui stagne. Il peut déjà être content de conserver son boulot, dans un contexte de crise où les ventes de voitures sont en baisse et où les vagues de licenciements se multiplient. De manière insidieuse, la machine à broyer se met en marche. Obligé de travailler de plus en plus tard les soirs et les week-ends, Carlos sombre sans s’en rendre compte dans la spirale infernale du burn-out…
Le mal-être au travail est un fléau de notre époque. Très souvent, il mène à des insomnies, des dépressions ou des burn-outs. Dans des cas extrêmes, il pousse même certains employés à commettre l’irréparable. On se souvient de la vague de suicides chez France Télécom en 2008 et 2009. Comment expliquer des cas aussi dramatiques? "Le travail m’a tué" répond à cette question de manière précise et méthodique. Bien sûr, le jeune ingénieur Carlos Perez est un personnage de fiction, mais l’histoire que racontent Hubert Prolongeau et Arnaud Delalande est extrêmement crédible. Pour imaginer leur récit, ils se sont basés sur l’histoire vraie du suicide d’un salarié de Renault en 2006, une entreprise où il y a eu 10 suicides et 6 tentatives de suicide entre 2013 et 2017. Dans "Le travail m’a tué", mis en images de manière sobre et efficace par le dessinateur Grégory Mardon, les deux scénaristes prennent le temps de retracer la lente descente aux enfers de Carlos, qui finit par perdre pied malgré sa volonté de faire toujours de son mieux. Un suicide résulte bien sûr toujours d’une multitude de facteurs, mais le cas de Carlos est symptomatique de ce qui se passe dans beaucoup d’entreprises, en particulier les grands groupes, où certains employés finissent par craquer totalement sous les effets conjugués d’une pression inhumaine imposée par leurs managers et d’une absence de sens de plus en plus flagrante. Dans l’une des séquences du roman graphique, Carlos regrette ainsi de ne plus voir les voitures sur lesquelles il travaille avant leur commercialisation. "C’est plus dur de se motiver quand tu ne vois pas ce que tu fais concrètement", dit-il à son épouse. "Le travail m’a tué" est un livre glaçant mais particulièrement éclairant sur le drame des suicides au travail. Une lecture indispensable avant de reprendre le chemin du boulot après les vacances estivales.
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