La réalité est souvent plus forte que la fiction. Le destin extraordinaire d’Alexandre Jacob le prouve de manière éclatante. En 1890, dès l’âge de 11 ans, ce gamin de Marseille, passionné par les romans de Jules Verne, embarque comme mousse sur un bateau et part à l’aventure. Oran, Dakar, Conakry, Monrovia, Abidjan, Accra, Cotonou, Djibouti, les Seychelles, Sydney… le valeureux moussaillon sillonne les ports du monde entier. Ces nombreuses étapes lui permettent surtout de se rendre compte que le monde dont il avait rêvé grâce à ses lectures n’existe pas. Dans tous les pays du globe, cet idéaliste dans l’âme ne voit que misère et exploitation. "Ce voyage m’avait ouvert les yeux: la réalité n’était pas belle à voir", constate Alexandre avec amertume. C’est le début d’une révolte qui ne le quittera plus jamais. Contraint par sa santé de rester à terre, le jeune homme se rapproche des milieux anarchistes et s’engage dans la lutte révolutionnaire. Mais il ne soutient pas les actions violentes. Lui plaide pour que l’on attaque les bourgeois au portefeuille. C’est ce qui va l’amener à commettre plus de 150 cambriolages en 3 ans, grâce à la mise en place d’une bande extrêmement bien organisée, dans laquelle il implique sa mère et sa compagne. Cela dit, pas question pour Alexandre Jacob de devenir un bourgeois lui-même. Les règles qu’il impose à sa bande sont très strictes. "Nous nous attaquons aux exploiteurs et aux parasites: les églises, les juges, les militaires, les rentiers", dit-il. "Nous ne touchons pas à ceux qui travaillent et sont utiles: les médecins, les écrivains, les professeurs, les travailleurs, les commerçants, même s’ils sont riches. Nous n’attentons jamais à la vie humaine, sauf pour nous défendre contre les chiens de garde de la société. Et chacun de nous doit verser au moins 10% de ses gains aux camarades, aux familles de ceux qui sont morts ou en prison, aux journaux amis." On l’aura compris: Alexandre Jacob est un Robin des Bois moderne… ce qui ne l’empêchera pas de finir par être condamné aux travaux forcés à perpétuité au terrible bagne de Cayenne. Mais même cet endroit infernal ne parviendra pas à faire plier cet éternel insoumis!
Alexandre Jacob était-il un héros ou un salaud? Avec le recul, on peut dire que la balance penche plutôt vers la première réponse, même si bien sûr son parcours de cambrioleur ne plaide pas en sa faveur. Ce qui est certain, c’est que Jacob était un personnage hors normes, qui n’a jamais renoncé à ses idées ni à ses valeurs, même dans l’enfer du bagne. Le scénariste Matz et le dessinateur Léonard Chemineau, qui avaient déjà collaboré ensemble sur l’album "Julio Popper", ont donc eu une excellente idée en mettant en images la vie tumultueuse de ce personnage révolté par les inégalités sociales et par le partage tellement injuste des richesses. Car cette thématique, qui était forcément brûlante au début du XXème siècle, reste hélas plus que jamais d’actualité. Liberté, égalité, fraternité? Le parcours d’Alexandre Jacob montre que cette noble devise demeure trop souvent une belle utopie. Du coup, la lecture du "Travailleur de la nuit" suscite naturellement une réflexion politique sur notre société actuelle. Rien que pour cela, ça vaut la peine de découvrir cet album. Mais ce serait dommage de réduire cette BD à sa dimension politique. Car c’est aussi un excellent divertissement. En utilisant comme point de départ le procès d’Alexandre Jacob en 1905, Matz construit son scénario de main de maître et pose petit à petit les pièces de son puzzle, en faisant alterner action, humour, tension et émotion. Du grand art! Et que dire alors des dessins de Léonard Chemineau? Son trait semi-réaliste donne vie et lumière au parcours d’Alexandre Jacob, ainsi qu’aux personnages très attachants qui l’entourent. "Le travailleur de la nuit" est incontestablement l’un des plus beaux albums de cette année 2017. A noter qu’Alexandre Jacob, qui avait l’habitude de laisser des petits billets humoristiques lors de ses cambriolages particulièrement habiles, aurait inspiré Maurice Leblanc pour son personnage d’Arsène Lupin… même si l’écrivain lui-même l’a toujours nié.
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