Voilà l’œuvre la plus aboutie de Richard Corben. Certains diront même son chef-d’œuvre, et ils ont peut-être raison. Car Den marque une étape dans la production de son auteur, pourtant à l’époque assez unique sous bien des aspects. Si Corben avait déjà expérimenté dans des créations précédentes sa technique de mise en couleur (1), que je crois pouvoir qualifier de révolutionnaire (2), c’est bien dans Neverwhere qu’il la poussa planches après planches jusqu’aux sommets qui firent sa gloire.


Mais résumer Den à une performance graphique reviendrait à en occulter tout ce qui en fait la substantifique moelle : en effet, les images ici servent surtout à sublimer le récit. Une histoire certes déjà lue, comme toutes les autres en fait, mais où les inspirations de Corben se mêlent en un kaléidoscope enfiévré de fureur et de magie, de terreur et d’épique, de futur lointain et de passé bien trop proche pour qu’on puisse l’oublier… Voilà ce qui se tapit entre les cases de Den.


Depuis les plaines arides du Barsoom d’Edgar Rice Burroughs (1875-1950) jusqu’à la rage primitive du combat à l’arme blanche, voire à mains nues que ne renierait pas Robert E. Howard (1906-1936), et en passant par les horreurs issues de dimensions cosmiques de H. P. Lovecraft (1890-1937), on trouve dans Den une juxtaposition d’éléments qui lui donnent une saveur rarement égalée : celle de l’invitation au voyage vers des contrées inconnues mais familières à la fois.


À vrai dire, Den nous parle de nous. Non dans ce que notre vernis de civilisation nous donne de faussement sophistiqué, mais bien dans ce qui se cache sous ce polissage artificiel source de toutes les névroses selon Freud (1856-1939). Corben nous montre ce qui arrive quand on efface le progrès, quand on libère de sa cage l’animal tapi au tréfonds de chacun. Voilà en quoi le voyage de Den se différencie de celui de Dorothy au pays d’Oz ou celui d’Alice dans le terrier du lapin.


En ce milieu des années 70 où Corben entama les premières planches de Den, sans trop savoir où elles le mèneraient d’ailleurs, ce qu’on appellerait un jour la narration graphique restait prisonnière du carcan d’un politiquement correct qui l’empêchait d’aborder certains thèmes. Des artistes comme Corben contribuèrent, et largement, à lui donner cet essor qui se poursuivit tout au long de la décennie suivante jusqu’à en faire un média enfin considéré avec sérieux.


Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Den s’évada de l’édition underground dans laquelle stagnaient les productions de Corben jusqu’ici en poursuivant sa publication dans les planches de Métal Hurlant (1975-1987) dont il devint vite la figure de proue – l’expression vient de la quatrième de couverture du second volume de la série – et peut-être même la parfaite expression du « style » Métal. En fait, Den reste surtout le combat d’un auteur pour se libérer des contraintes commerciales.


Pour cette raison, il ne faut pas voir de l’érotisme gratuit dans la nudité des personnages, ou bien de la facilité narrative dans les scènes d’action, ou encore du vide intellectuel dans les thèmes abordés qui se réclament d’une science-fiction pour le moins primitive. Même si toutes ces critiques restent recevables, elles passent à côté du sujet : à l’image de son personnage qui ne s’encombre pas de subtilité pour ce qui n’en demande pas, Den donne avant tout un grand coup de balai.


Par une journée sans nuages, pour mieux goûter toutes les subtilités des couleurs sans pareilles de Corben, que Mœbius (1938-2012) lui-même compara à Mozart (1756-1791) (3), installez-vous donc bien confortablement au soleil et lisez le poème de Den dans ce pays magique de plaines arides jonchées de ruines hantées par les fantômes d’époques oubliées et qu’arpentent des lézards géants, des yétis du désert et des hommes-insectes, parmi d’autres habitants fabuleux.


En laissant ses préoccupations d’auteur pour le moins unique en son genre guider son trait déjà bien plus qu’expert dans l’élaboration de cette fascinante croisée des temps et des genres comme des thèmes et des représentations, Corben accoucha avec Neverwhere d’une création incontournable : plus qu’un voyage, c’est une révélation ; plus qu’une œuvre majeure, c’est un manifeste ; plus qu’un monument, c’est peut-être même une étape de l’Histoire du Neuvième Art.


(1) Il l’utilisa pour la première fois dans le récit court Un Héros caché ! (The Hero within), sur un scénario de Steve Skeates, publié dans le numéro 60 du magazine Creepy en 1974 et présent dans le recueil Eery et Creepy présentent : Richard Corben, Volume 1 (Delirium, novembre 2013, ISBN : 979-10-90916-10-4).


(2) Le lecteur curieux en trouvera une description étape par étape, hélas présentée uniquement en noir et blanc, dans Richard Corben. Vols fantastiques (Fershid Bharucha, Éditions Neptune, 1981).


(3) Jean « Mœbius » Giraud, préface à Den : La Quête, tome 1 (Toth, octobre 1999, ISBN : 978-2-913-99900-8).


Notes :


Le Voyage fantastique à Nulle Part est la suite du court-métrage Neverwhere, (Richard Corben ; 1969) qui mêle animation traditionnelle à des séquences en prises de vue réelles et qui reçut plusieurs prix, dont le CINE Golden Eagle Award.


Cette première aventure de Den en comics servit de base pour un sketch du film Métal Hurlant (Heavy Metal, Gerald Potterton, 1981).

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le 1 nov. 2016

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