L’histoire des studios d’Hérouville, intimement liée au destin de l’artiste Michel Magne, peu de gens la connaissent. Et pourtant, à la lecture de ce formidable one-shot, on a envie de remercier ses auteurs pour nous l’avoir mise en lumière d’aussi belle façon. Michel Magne était surtout connu pour ses musiques de films (Les Tontons Flingueurs, …), bien que sa notoriété n’ait jamais égalé celle d’un Vladimir Cosma ou d’un Maurice Jarre. Pourtant, ce dernier avait bien d’autres cordes à son arc, notamment à travers la peinture. Véritable touche-à-tout à l’appétit insatiable en matière de création artistique, il se situait à l’avant-garde dans une approche pour le moins facétieuse, qui pouvait rappeler celle des Dadaïstes.
Magne a fréquenté l’élite artistique et noué de nombreuses amitiés (François Sagan, Boris Vian, Jean-Paul Sartre, Aragon, Jacques Prévert, Jean Cocteau, la liste est longue…). Il faut dire que l’homme avait une personnalité hors-du-commun, notamment par l’énergie qu’il était capable de déployer pour faire avancer ses projets, même si, las, le succès ne fut pas toujours au rendez-vous.
La création des studios d’Hérouville au début des seventies inaugura une période de foisonnement artistique hors du commun. La partie du château où vivait et travaillait Michel Magne depuis 1962 venait d’être détruite par un incendie, provoquant la perte irrémédiable des documents et enregistrements de l’artiste. C’est sur ce drame que s’ouvre « Les Amants d’Hérouville », montrant comment Magne trouva le moyen de rebondir en restaurant l’aile endommagée et en convertissant le château en studio, équipé des dernières technologies de pointe, avec la participation de Dominique Blanc-Francard. Dès lors, le lieu va attirer le gratin de la chanson française et du rock international, profitant d’un contexte jamais vu de libération des mœurs et d’hédonisme psychédélique (on n’oubliera pas de sitôt le passage relatant le concert des Grateful Dead donné aux habitants du village). Dépensant sans compter, Magne continuait à organiser des fêtes excentriques autour de la piscine construite sur sa propriété, aux petits soins avec ses invités (y compris les pique-assiettes…), avec le concours d’un chef cuisinier amateur de poésie… il y aura la même année la rencontre avec sa baby-sitter, Marie-Claude, qui devint rapidement la femme de sa vie et avec qui il vécut un amour passionné. Jusqu’au jour où, après quelques années fastes, le déclin et les coups durs pointèrent de nouveau le bout de leur nez…
Cette biographie romancée n’est rien de moins qu’un conte de fées moderne, et la couverture ne dit pas autre chose en montrant les deux amants sur le toit du château, Magne en train de jouer une ritournelle à la guitare à l’adresse de sa bien-aimée au look hippie médiéval. Pendant ce temps, la fête bat son plein à l’intérieur comme à l’extérieur des murs, et l’on peut apercevoir Bowie en train d’enregistrer des vocaux. La narration de Yann Le Quellec est très bien construite, toute en fluidité, avec une trame principale entrecoupée de passages documentaires agrémentés de photos et d’articles de journaux sur la vie et l’œuvre de Magne. Pour accentuer l’authenticité des faits, des clichés ont été insérés sur certaines cases, répandant des arômes nostalgiques très puissants. Ce kaléidoscope chamarré et dynamique traduit parfaitement l’atmosphère de l’époque et du lieu, tel un tourbillon de folie douce et créativité libératrice sur fond d’amour pur et de substances psychotropes. Romain Ronzeau possède un trait léger et vif, jouant plus sur l’expressivité que sur la technique, avec un sens aigu du mouvement et une mise en page très variée. Son Michel Magne est dépeint comme un personnage bondissant et exubérant, haut en couleurs, mégalomane (voire mythomane) mais profondément généreux et désintéressé, d’abord amoureux de toutes les formes d’art et de leurs promoteurs.
Hélas, l’aura bienveillante et hors-normes de Magne trouvera assez rapidement ses limites, suscitant la rapacité (et la jalousie peut-être) de ses partenaires, qui lui feront payer chèrement ses frasques et son style de vie dispendieux. La frénésie festive et créatrice mis en œuvre pour le projet hérouvillois se transformera alors en chaos destructeur et lugubre. Un dur retour à la réalité pour le démiurge exalté qui finira expulsé de son propre paradis, une aberration cruelle dont il ne se remettra pas. Son côté sombre sera parfaitement représenté, contrastant singulièrement avec le personnage solaire du début, dès lors que le « prince charmant » — et accessoirement prince de la nuit (toujours vêtu de noir) comme on le voit dans une scène au début du livre — se transformera en ogre démoniaque et violent, fragile aussi, taraudé par la ruine ricanante, comme aspiré de l’intérieur par ses propres gouffres. Ou quand la bête n’est jamais loin de l’ange…
En résumé, « Les Amants d’Hérouville », en dehors de la touchante « love story », est le portrait tragique d’un homme dont la vie était entièrement dédiée à l’art et n’aura finalement fait que vivre dans l’ombre du gratin artistique qu’il côtoyait et aidait. Une vie dont les moments d’extase absolue précédaient immanquablement les zones de turbulence brutale où tout partait en cacahuète. Ce splendide roman graphique, chef d’œuvre de pop-culture, en constitue un excellent hommage, contribuant un peu plus à faire entrer le château dans la légende. Et si aujourd’hui encore les mythiques studios d’Hérouville fonctionnent, après plusieurs périodes de fermeture, c’est peut-être parce ses fantômes ne parviennent pas à se résoudre à la fin de cet incroyable âge d’or.