Les années Allende par Christine Deschamps

Après un coup d'état militaire, ce sont les livres qui disparaissent, puis les lecteurs eux-mêmes, et tout un pays perd la tête et la mémoire. Ce roman graphique méritoire tente de restituer la chronologie des événements entre l'élection de Salvador Allende et le putsch de généraux félons du 11 septembre 1973, encouragé et soutenu logistiquement par les États-Unis d'Amérique. Une entreprise salutaire, donc, destinée à reconstituer l'immense élan populaire qui a fait d'Allende le premier président socialiste démocratiquement élu d'Amérique Latine. Ça ne pouvait que contrarier l'oncle Sam, dont on connaît la propension à considérer, dès la présidence de Monroe, le sous-continent comme son pré carré attitré. Cet album est une somme documentaire impressionnante, mais il ne néglige pas pour autant la partie narrative, avec une histoire d'amour entre un journaliste étasunien et une chilienne engagée dans la révolution populaire. Un peu en filigrane, toutefois, mais l'actualité politique était telle, entre 1970 et 1973, qu'il fallait bien lui laisser la plus grande place. Tout était palpitant et incertain, à cette époque : la division de la gauche, les réactions épidermiques des sociopathes de droite, la coagulation d'intérêts mis à mal par le réformisme radical d'Allende, la volonté de ce dernier de ménager les sensibilités de tous les courants de son camp, son refus obstiné de s'abaisser aux mêmes expédients que ses adversaires politiques, l'ingérence de Washington, la panique de l'oligarchie, la liste serait encore longue si je voulais rendre compte de tous les aspects balayés par cette histoire touffue. Mais ça vaut la peine de s'y plonger. Déjà, parce que certaines choses n'ont pas changé, notamment en matière d'impérialisme ou d'économie, voire de clivage social. Ensuite parce que d'autres ont évolué malgré tout, et que se pencher sur le passé permet de mesurer un peu le chemin parcouru. Même si l'abjection de ces coups d'état qui ont fleuri miraculeusement en Amérique Latine à la suite de celui du Chili, qui a servi de brouillon à une tactique systématique, continue à faire froid dans le dos. Le livre finit (à un épilogue près) sur le crépuscule des libertés au pays de Neruda. Il nous épargne donc le chapelet d'horreurs que la dictature de cette vieille ordure de Pinochet, le roi des faux jetons - qui jusqu'à sa mort trompettera qu'il dormait comme un bébé, grâce à une conscience tranquille qui ne manque pas d'interpeler... - , a fait pleuvoir sur le pays; c'est clément pour le lecteur, qui pourra à loisir se renseigner, s'il n'a pas déjà perdu le sommeil parce que, précisément, il est au fait de ce qui s'est passé après. Ce livre fait donc œuvre d'utilité historique, et on lui pardonne plus facilement les fautes qui ont échappé au relecteur. Comme le dit l'éditeur à la fin, s'il se vend suffisamment, il y aura moyen de les corriger. Considérez donc que c'est votre mission culturelle incontournable en cette fin d'année...

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le 6 déc. 2020

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