Moi ? Jamais que je me laisserais avoir par une histoire trempée dans du dessin bishôjo ou bishônen. Des jeunes et belles demoiselles au visage lisse, quand elles sont posées sur le papier, ça m’horripile. Pareillement pour ces messieurs ; un personnage masculin, dans un manga, devrait être musculeux avec une sale trogne, tel que Dieu l’a voulu.
J’ai des idées très arrêtées sur des tas de sujets, le dessin de mangas en fait partie. Aussi, puisque dès la couverture, me présentait-on une esquisse au style féminin, indistinct et impersonnel, je condamnais à mort Les Carnets de l’Apothicaire avant même d’instruire le dossier. C’est un mauvais réflexe, j’en conviens, mais un qui me sera venu à force de brasser dans la piquette. J’ai en effet l’esprit critique qui me travaille de manière telle que je me fais mon opinion sur un sujet avant même d’en prendre connaissance. Une tare qui contrevient à tout travail intellectuel honnête, à la différence près que, du sujet, je finis par m’en préoccuper afin de confirmer ou encore infirmer ce que j’en pensais avant de tout savoir à son propos.
Il s’avère que dans 95 % des cas, au doigt mouillé, mon instinct ne m’aura pas trompé. Et puis y’a la marge ; la portion résiduelle, celle qui prouve que mes jugements à l’emporte-pièce, s’ils sont pertinents dans ce qui motive leurs fondements, n’en demeurent pas moins faillibles. Si vous êtes comme moi un troglodyte blasé qui, d’une œuvre, en fait un combustible aussitôt qu’il se trouve incommodé par la couverture, tempérez les flammes ; car celles-ci ne sont pas dignes de lécher les pages du Carnet de l’Apothicaire.
L’intrigue prend place à la cour impériale de Chine. Tant de belles demoiselles aux parures soyeuses, des jeunes hommes aux teintes raphaéliques ; ah décidément, je le voyais venir de loin, ce Shôjo amoureux.
Eh bien j’ai pris rendez-vous chez l’ophtalmo, car, après lecture, force est de constater qu’il n’en est rien.
Si les personnages ne sont pas fascinants en eux-mêmes, ils apparaissent comme sympathiques à qui s’y échaude. Ils ne sont pas approfondis des masse, mais juste assez et surtout, juste assez bien pour qu’on s’attache à eux ce qu’il faut. Il y a une incontestable maîtrise dans l’écriture et la manière de relater un certain sens de la douceur de vivre, malgré le cadre scénaristique qu’on sait propice aux manigances, nous enveloppe sans peine pour nous embarquer paisiblement sur le fil du récit. Je me surprenais à avoir déjà terminé le premier volume alors que j’en attendais le pire. Les Carnets de l’Apothicaire est un manga qu’on peut redouter préalablement pour très vite s’y abandonner sans coup férir.
Une jeune fille, ayant assisté un apothicaire depuis qu’elle était une enfant, s’est faite enlevée pour être vendue comme servante à la cour impériale. Une cour où elle ne tardera pas à y être révérée comme un atout de poids par une des concubines de l’Empereur, s’embarquant alors dans une de ces guerres informes et sinistres qui se mènent en douce dans ce qui sera littéralement une intrigue de palais. Une savamment écrite qui plus est où, naturellement, remèdes et poisons y auront la part belle.
La documentation y est fournie, on en apprend bien assez sur la vie des servantes, les mœurs du palais et, comme le suggère le titre, sur la médecine orientale. Les concoctions de Mao Mao sont savoureuses rien que depuis le regard ; infiniment mieux recherchées que les recettes d’un Food Wars, et se rapportant pas mal aux créations culinaires d’un Gloutons et Dragons pour ce qui est du détail et de l’investissement porté dans leur élaboration. Un plaisir de lecture, tout simplement.
Il y a énormément d’enquêtes relativement approfondies, notamment par les usages astucieux qui seront fait des techniques d’apothicaires et ce, sans jamais que cela soit délirant. Les intrigues de cour n’en ressortent que plus haletantes et crédibles de ce fait. Qui aurait cru qu’un aréopage de damoiselles au sourire enchanteur et aux habits somptueux se révélerait comme un tel nid de vipères ? Qu’on ne s’y trompe pas, Les Carnets de l’Apothicaire, ça a l’air mignon à première vue, mais il ne faut pas se laisser tromper par un vernis brillant quand celui-ci recouvre une dague empoisonnée.
Que ceux qui, emmitouflés trop longtemps dans le palais, auraient le mal des grands airs ne s’inquiètent aucunement. La variété de la trame et les excellents prétextes narratifs pour sortir parfois Mao Mao des murs de la cour vous permettront de laisser gambader votre esprit vers d’autres délicatesses scénaristiques. La cuisine qu’on sert ici se prête à toutes les papilles pour peu qu’on prenne la peine d’y goûter. Je remercie par conséquent l’abonné qui m’a suggéré Les Carnets de l’Apothicaire, qu’il n’hésite pas à se manifester pour recueillir les dignes éloges qui lui sont dues. À moins qu’il se soit désabonné de mon contenu après ma critique de Kyoko parue la veille.
Il faut peut-être trois volumes pour s’en rendre compte – je suis un peu lent comme garçon – mais Les Carnets de l’Apothicaire constituent un recueil d’enquêtes dont la résolution s’accomplit par des moyens à la fois originaux et vraisemblables. Que celles-ci adviennent dans un contexte technologiquement reculé ne contribue que mieux à garnir leurs saveurs. En plus des intrigues politiques et de l’espionnage, de la documentation prolifique, nous avons droit à des enquêtes criminelles abordées autrement et avec une maestria peu commune.
Plus on y prend garde et mieux le procédé de narration nous séduit. Pas mal de petites enquêtes parsèment ici et le flux de l’intrigue. Là où la plupart des auteurs auraient fait de ces trames hors sujet un format épisodique, l’auteur et son porte-crayon ont su mêler l’intrigue du temps long et du temps court. Si bien que l’on n’a jamais le sentiment d’une cassure dans la trame lorsqu’il est question d’une affaire plus annexe au scénario global. À bien y regarder, c’est fait avec tant de naturel que c’en est brillant. Cette minutie dans l’écriture, je l’ai considérée comme acquise cinq volumes durant avant que cela me saute à l’esprit comme une délicatesse de gourmet.
Par ailleurs, toutes ces petites enquêtes anodines finiront par s’imbriquer les unes dans les autres pour jouer un rôle finalement bien plus conséquente qu’il y paraît dans la trame principale. Vraiment, une narration fignolée aux petits oignons.
En revanche, les enquêtes ne sont souvent intéressantes que pour ce qui tient aux éléments matériels du crime. La motivation du coupable – dont on sait par avance qui il est en ce sens où il n’y a généralement qu’un suspect – est assez basique. Notamment l’affaire du restaurant et des empoisonnements aux algues. Ce n’en est pas décevant pour autant ; c’est réaliste. Toutes les affaires criminelles sont pas nécessairement fascinantes, bien au contraire. La vaste majorité d’entre elles, pour ce qui tient aux motivations, sont banales à souhait. En d’autres termes, le volet « police scientifique » est ici autrement mieux développé que celui de la « police d’investigation ».
Certainement pas de quoi bouder son plaisir, mais de ce plaisir, on ne s’en régalera pas autant qu’on le pourrait. Cela, dit, il n’y a franchement pas matière à faire la fine bouche. Mais étant ce que je suis… je la fais d’une moue tordue malgré les délices dont on me gratifie à la lecture.
Il déborde toutefois de l’œuvre une fragrance féminine souvent enivrante, mais parfois poussive. Je l’écrivais en introduction, tout le bishônen et bishôjo en devient parfois rebutant. Cette instance fréquente à nous présenter et nous rappeler à quel point Jinshi est bel homme, les séances maquillage de Mao Mao qui est si splendide qu’elle doit se maquiller pour s’enlaidir ; présentez la chose comme vous le voudrez, cela restera typiquement une afféterie pour femelles. Je consens à me mordre la langue une fois de temps en temps, ça ne mange pas de pain le temps d’un gag, mais cet aspect « lisse et beau » tous azimut devient franchement envahissant par moments.
La figure d’antagoniste principal, si elle apparaît comme relativement archétypique aux premiers abords, se révèle derrière des atouts insoupçonnés après qu’elle soit développée. Loin d’un rôle de « méchant », Lacan est un personnage à part entière dont on ne peut finalement que souscrire à ses motivations. J’ai beaucoup apprécié le savoir logé dans la trame.
Les intrigues comptant parmi les plus récentes, bien qu’appréciables, ont perdu la saveur des jours premiers. L’arc de la première dame de compagnie de Lifa, qu’on découvre sur le tard, est convenue au dernier degré et dépourvue de la moindre aspérité. Dans la trame qui nous est présentée, Les Carnets de l’Apothicaires présentent souvent quelques creux entre deux bosses. La gestion des personnages n’est clairement pas le fort de l’auteur tandis qu’en dehors de Mao Mao et Jinshi – dont on a assez vite fait le tour – l’aréopage gravitant sporadiquement autour d’eux n’est pas secondaires, mais résolument tertiaire. Difficile de trouver un personnage favori dans ce qui nous est offert en ce sens où bien peu ont vraiment l’occasion de se développer hormis un court instant où la focale aurait été placée sur eux.
Et parfaitement entre nous, ce faux secret relatif à l’identité de Jinshi est d’abord risible avant d’être usant. Chacun devine, dès le deuxième volume, qu’il est le fils de Aduo échangé à la naissance et donc, descendant de la lignée impériale. Entre cela est le fait que l’on devine bien assez tôt que Gaoshun et lui ne sont pas eunuques, il est probant que certains éléments d’intrigue se rapprochent de la révélation télénovéla, nous détournant de ce qui a fait l’intérêt de l’œuvre en premier lieu. Une œuvre qui lentement – mais lentement seulement – s’affadit après avoir offerte le gros de son potentiel durant les six premiers volumes.
La poursuite du scénario me rappela Les Gouttes de Dieu où se succédaient des quêtes secondaires incrustées dans un script principal, utilisant la thématique de l’œuvre (ici les usages pharmaceutiques) et ce, de manière répétée. Il y a de cela ici, et il serait peut-être mieux que cela ne dure pas encore des dizaines de tomes afin de ne pas lasser. D’autant que la romance latente entre Jinshi et Mao Mao est prévisible en bien trop d’aspects pour être appréciée sur le temps long.
Comme toutes les drogues, celles dont on abuse le plus font le moins d’effet ; le mithridatisme est à l’œuvre et les remèdes qui vous soulagent le mieux, à force qu’on se les prodigues, ne nous sont plus d’aucun secours. Progressivement, le long d’une lente accoutumance, Les Carnets de l’Apothicaire perdent de leur charme et de leurs saveur. On puise cependant toujours dans cette médecine à laquelle on se sera fait à l’idée, qui se sera habituée à nous comme on se sera habituée à elle. On l’a lu par passion d’abord, par intérêt ensuite et, enfin, par habitude. Les Carnets de l’Apothicaire ont toujours un semblant d’intérêt à faire valoir après quelques années de parution, mais un semblant seulement d’ici à ce qu’on se lasse pour de bon.