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Prudence est mère de sûreté. Lorsque je vois ce qu’ils en font, les Japonais, de nos classiques de la littérature – même si Lovecraft n’est pas à proprement parler un « classique » reconnu comme tel – la méfiance s’installe préalablement à la lecture d’une adaptation.


La transition du livre au manga se fait néanmoins en douceur alors qu’en préambule, paraissent des extraits du roman, en version originale ainsi que traduit en français. C’est un détail qui a son importance, car cela tend à démontrer un certain respect de l’auteur pour l’œuvre dont il vient ici nous entretenir après l’avoir recuisinée à sa sauce. Le Cauchemar d’Innsmouth, je ne le connais que du film Dagon de Gordon Smith, un réalisateur qui aura multiplié les adaptations de Lovecraft au cinéma. Parce qu’au risque de vous paraître pour ce que je suis, à savoir un pisse-froid désabusé, je dois vous admettre que la littérature de Lovecraft, aussi bonne soit-elle, me glisse des mains plus facilement que je ne le souhaiterais. Peut-être est-ce à mettre sur le compte de la traduction française, mais le style ne me saisit pas et l’horreur cosmique, je vous l’avoue, ne suggère chez moi que bien peu d’intérêt. Pourtant, Dieu sait que j'aime le Lovecraft politique. Mais c'est encore celui que ses lecteurs préfèrent le plus ignorer. Il n'empêche que l'horreur cosmique n'a aucune prise sur moi.


Est-ce à reprocher ? Je trouve que le portage du roman sur le manga laisse une trop lourde trace de la narration tirée du livre. Le support manga était ce qu’il est, l’image offre de nouvelles perspectives narratives. Aussi, paraphraser des pans entiers du livre pour conduire la présente narration, nous conduit naturellement à nous demander « pourquoi ne pas plutôt lire le roman que le manga dès lors où ce dernier ne fait que nous rapporter les textes du premier ». D’autant que la forme romanesque a cette vertu de laisser grandir en nous une peur lancinante stimulée par notre imagination. Ce que nous ne voyons pas, nous ne pouvons que l’imaginer, ce qui, dès lors, ne terrifie que d’autant mieux. Nous livrer l’horreur dans ce qu’elle a de visible atténue cette peur qui, assurément, ne saurait seulement passer que par le graphisme. Des maîtres de l’horreur comme Kazuo Umezu ou son héritier putatif Junji Ito le savent et jouent de l’atmosphère comme de la paranoïa ambiante pour évoquer une nouvelle forme de crainte.


L’exposition de départ, alors qu’on raconte au personnage principal ce qu’est Innsmouth, nous est fourrée en travers de la gueule de manière trop peu allusive pour qu’on y suppose une quelconque forme de mystère. Le moins qu’on puisse dire est que l’entrée en matière est sabotée. On préférera de beaucoup le procédé usé par Gannibal où l’exposition y est plus graduelle et maîtrisée dans le récit. Là, tout ou presque nous est déballé dès les premières pages, coupant presque le mystère de cours. En dix pages de temps, vous savez que Marsh a conclu un pacte avec une divinité maléfique et, qu’à Innsmouth, un culte secret mélangé à des créatures curieuses y pratique des sacrifices. Autant refermer le manga : nous n’avons plus rien à découvrir par nous-même. C’est fou comme ce monsieur Tanabe ne sait pas s’y prendre pour évoquer l’horreur. L’indicible suppose justement de ne rien dire ; à tout nous livrer en quelques pages de temps, le plaisir de la lecture est gâché en conséquence.


La narration descriptive ou introspective est simplement omniprésente, au point d’en devenir rapidement répulsive. Et c’est là où le bât blesse : une œuvre écrite, narrant les tribulations d’un solitaire, dont le fil du récit est éminemment introspectif, devient autrement plus compliqué à rapporter en manga dès lors où il faut illustrer son périple comme ses pensées à l’aide du dessin. L’adaptation de Gordon Smith, en prenant des libertés rendues nécessaires par l’exercice narratif filmique, a su combler des carences qui, dans le présent manga, sont aussi nombreuses que béantes. Du Lovecraft, ça ne s’adapte pas stricto sensu sans perdre en intérêt. Extirpé de son roman, l’horreur cosmique perd ses attributs. L’ésotérisme qui est le sien, dès lors, ne nous apparaît plus que comme une farce dont la terreur n’a plus qu’à voir avec l’hideuseté des monstres. Et encore.


Il n’y a pas d’audace dans cette adaptation de Gou Tanabe, on rapporte simplement son ressenti de lecture avec un dessin qui, bien que correct et réaliste, ne suffit franchement pas à retranscrire l’horreur. Ce que dévoilent les esquissent, en chaque occasion, tuent un peu mieux le mystère d’Innsmouth qui, finalement, ne nous présentera rien d’inconnu dès lors où l’on y cheminera. Le Cauchemar d’Innsmouth en manga n’est même pas, je crois, à recommander aux amateurs de Lovecraft qui, s’ils se sont éprouvés à l’expérience de la lecture, ne pourront qu’être ici déçus en conséquence.


Aussi, ce serait une entreprise bien malaisée que de me persuader que le personnage principal n’est pas le dernier des cons. Malgré cent avertissements, en dépit de la difformité inquiétante du conducteur qui le mène à Innsmouth, le voilà qui se jette dans l’aventure seul et désarmé. Même après le témoignage de Zadok, en dépit de tous les éléments qui corroborent son récit, l’autre couillon s’inquiète pas plus que ça. Les habitants ont l’exacte même gueule que celle des cafards de Terra Formars, il ne s’en offusquera pas plus que ça. Parce qu’il est ouvert d’esprit sans doute, et qu’il voudrait pas qu’on le taxe de racisme. « Ah ces complotistes et leurs lubies arriérées » devait-il se dire dans un ricanement méprisant alors qu’il se souvenait des paroles de Zadok – qui prennent la moitié du premier volume. Il y a une ligne à ne pas franchir entre la curiosité ingénue et l’insouciance suicidaire. À moins d’y être contraint par la force des choses ou d’être frappé d’une sévère arriération mentale : on ne se rend pas délibérément à Innsmouth. Et à supposer qu’on s’y retrouve, on fait tout pour la quitter.


Le déroulé de l’intrigue rappelle par moments un jeu vidéo où, après avoir rencontré un PNJ, des question pré-programmées suggèrent des réponses qui le sont tout autant. Il faut par exemple débloquer la bouteille de whisky pour faire parler le vieux Zadok Allen. Le récit s’amorce si mécaniquement et lourdement que rien n’est naturel dans son exposé. Le Cauchemar d’Innsmouth est un roman graphique qui signore, assez mal ficelé de surcroît et bien peu entraînant. Il plaira peut-être à ceux qui n’ont pas le temps ou l’envie de lire un roman, mais sa valeur propre s’arrête là.


Deux tomes, dans cette configuration, vous accablent comme une éternité. Ça n’en finit pas et on a le sentiment que jamais rien ne se passe. Ou plutôt, que tout nous passe dessus, nous passe devant, comme extérieur à notre lecture dont on finit très vite par se sentir étranger. L’immersion est proscrite ; qui dira avoir éprouvé un soupçon de terreur en lisant cette adaptation de Gou Tababe aura nécessairement menti. Et la révélation prévisible – car encore une fois, tout est présenté avant de laisser place au mystère – de la généalogie douteuse du protagoniste tombe avec une de ces lourdeurs…


Au fond, le Cauchemar d’Innsmouth, c’est l’histoire d’un anti-complotiste qui aura mis une journée avant de se rendre compte que ce qu’on lui disait n’était pas un ramassis de conneries, qui a ensuite appelé les flics. Mais comme les flics ça ne sert à rien – ça au moins, c'est réalité – rien n’est réglé et tout est laissé en suspens. Fin. Ce qui aura été édifié était bien brinquebalant dès le départ, mais la vitesse à laquelle tout se sera effondré fut spectaculaire. Présenté à une intrigue pareille, on ne sait trop qui de la conclusion ou de l’aventure blâmer en premier tant tous les deux sont fautifs. Fautifs de nous avoir laissé en proie à un ennui mal rythmé et où la peur était absente. L’écriture de Lovecraft, quand on lui ôte son style, laisse derrière elle un squelette difforme et peu engageant. La mythologie lovecraftienne ne m’a jamais fasciné outre mesure outre pour ce qui se rapportait au body horror. Gou Tanabe, en présentant l’œuvre sans le talent de plume, n’aura fait que confirmer ma déconsidération légitime.

Josselin-B
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le 30 août 2024

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Josselin Bigaut

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