Après le chef-d'œuvre qu'était Le Port des Marins Perdus, comment résister à ce nouvel appel de Teresa Radice et Stefano Turconi auprès des filles du Pillar to Post ? Pour celles et ceux qui n'auraient pas encore eu le bonheur de découvrir Le Port et ne sauraient pas qui sont les Filles des Marins Perdus, pas d'inquiétude : vous pouvez lire cette BD indépendamment. (Mais quand même, lisez le Port des Marins Perdus !)


En 1810, Plymouth est une cité marine. Les navires y accostent entre deux voyages au long cours. Dans cette ville, le Pillar to Post est un établissement accueillant pour les officiers : les filles de joie y portent plutôt bien leur nom. Quand un maori costaud arrive de façon inattendue, il y trouve vite sa place pour aider les prostituées face aux récalcitrants.


Cette fois-ci, le couple a fait le choix de la couleur. Si le crayonné en noir et blanc du Port y fonctionnait si bien, il en soulignait aussi l'aspect fantastique, totalement absent de ce nouveau récit. Le dessin n'en perd pas sa poésie, et la couleur est particulièrement belle sur certaines planches (le coucher de soleil sur le port, par exemple).


Plutôt que d'observer la vie des filles du Pillar dans leur ensemble, Teresa Radice a choisi de placer deux des prostituées au centre de son récit ‑ ou plutôt de ses récits, puisque la BD est divisée en deux arcs narratifs. Alors qu'une livrée de 127 pages est habituellement plus qu'il n'en faut, je me suis surpris à trouver l'ouvrage étrangement fin en l'achetant : il faut dire que tant Le Port des Marins Perdus que Amour minuscule, les précédentes BD du couple, nous avaient habitués à plus du double. Arrivé au bout, ça ne manque pas : on aimerait en avoir plus. Plus de récits, sur plus de filles du Pillar. Cela semble d'ailleurs au programme : la fin et certains éléments du récit permettent d'en espérer d'autres à l'avenir...


Toutefois, les récits, pour agréables qu'ils soient, ne nagent pas dans les mêmes sphères que Le Port des Marins Perdus. Ils sont assez convenus, sans trop de surprises. Restent une naïveté assumée, une bonne humeur et un humour qui marquent des points.


Pire cependant : un trope raciste s'installe bien trop confortablement. En effet, le personnage maori (Tane) s'exprime en "langage petit nègre", utilisant toujours les verbes à l'infinitif et des pronoms "simplifiés" (ex. : "Moi comprendre ! Toi femme raffinée ! Toi vouloir plus précieux ?"). C'est déjà pénible en soi à lire alors qu'il apparaît sur toutes les cases des 30 premières pages, mais il se fait que les peuples colonisés ne se sont jamais exprimés ainsi ailleurs que dans l'imaginaire raciste. Ce qui n'a pas d'existence historique a par ailleurs encore moins de sens pour le personnage de Tane, puisqu'il s'agit d'un maori ayant été l'aide d'un savant anglais qui le considérait comme un fils. Il n'a donc aucune raison de s'exprimer ainsi, alors que le savant ne lui a vraisemblablement jamais adressé la parole de la sorte et, au contraire, semble lui avoir appris ce qu'il pouvait. On redouble donc le racisme en sous-texte : apparemment, Tane est trop bête pour s'exprimer comme son père spirituel avec qui il a passé des mois (sinon des années). Tane est un être sous-évolué : un maori ne peut pas maîtriser la grammaire, il ne s'exprime pas comme un anglais.
En 200 ans, c'est devenu un stéréotype absolu, repris partout sans recul critique. On aurait pu espérer en être débarrassés en 2020. Je suis particulièrement peiné de le retrouver dans ce livre de Radice et Turconi, après leur Amour minuscule.

Jeolen
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le 15 sept. 2020

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