Incontournable Juillet 2024

Une superbe BD qui est résolument moderne, alliant à la fois des enjeux familiaux, l'intimidation et l'identité à l'adolescente.

Alix est passionnée de hockey, mais ses capacités hors du commun qui font d'elle une étoile de son équipe ne lui valent pas le traitement qu'on pourrait attendre d'une équipe gagnante. En réalité, Alix a droit à des insultes, des brimades et des commentaires blessants une fois dans leur chambre d'équipe. Un jour, elle reçoit le commentaire de trop, et envoie un solide coup de poing en plein visage à la responsable de cette brimade: la capitaine Lindsay. L'entraineuse condamne fermement cet acte de violence et dès lors, Alix craint qu'un nouvel excès de colère lui fasse poser un geste malheureux. Impressionnée par le comportement d'un camarade d'école, l'amateur de théâtre Ezra, elle lui demande s'il peut lui prodiguer des conseils pour mieux gérer ses émotions. Ainsi, les deux ados commencent à se fréquenter, à divers occasions et peu à peu, ils réalisent qu'ils se comprennent bien et cultivent une sincère complicité. Alors qu'Alix jongle avec son équipe toxique et sa mère qui refuse qu'elle pratique son sport lors d'un important stage d'été, Ezra compose comme il peut avec sa méfiance pour son nouveau beau-père et la pièce complexe qui mobilise beaucoup d'énergie.

Il faut que je précise une erreur dans la 4e de couverture. Alix n'a pas une "nature colérique", premièrement parce que ça n'existe pas. On peut parler de tempérament impulsif ou réactionnaire, mais les émotions ne sont pas des tempéraments. Ensuite parce que c'est faux. Si Alix a eu un excès de colère quasi aveugle, c'est bien plus parce qu'elle a accumulé de grosses frustrations non verbalisées et qu'elle a vécu le commentaire cruel de trop. Quand on observe le personnage durant la BD, elle n'a pratiquement jamais ce genre d'émotion envahissante à nouveau.

Alix est un cas de victime d'intimation, à la fois verbal et psychologique, de la part de sa capitaine d'équipe, Lindsay. Je mentionne cependant que personne dans l'équipe ne défend Alix, pas même l'entraineuse, qui l'invite même à "s'endurcir" quand Alix dénonce les comportements de la capitaine. Elle est donc à la fois victime de la violence de sa camarade de jeu et du silence des témoins. C'est une dimension que l'on aborde peu dans l'enjeu du harcèlement psychologique que ces témoins passifs, qui deviennent par conséquent des renforçateurs et des complices. C'est grave, on ne le dira jamais assez et c'est d'autant plus condamnable que nous sommes dans un contexte de jeu sportif.

Le climat toxique dans le monde du sport commence à peine à se faire une place dans les enjeux de première ligne. Initiations dégradantes et violentes, masculinité toxique, agressions sexuelles, violence verbale, discriminations en tout genre et intimidation sont tous des enjeux dans le sport qui contribuent au climat toxique. Sous prétexte de "renforcer" les jeunes, nombre d'adultes et de joueurs plus vieux ont on profité pour être des bourreaux et véhiculer des pratiques qui n'ont pas leur place. L'enjeu autour d'Alix est donc une triste réalité dans le monde sportif et les récents scandales à Hockey Canada ne sont que de moindres exemples.

Il est donc assez paradoxal de voir Alix aller chercher de l'aide alors que la principale fautive, Lindsay, n'a pas fait le moindre mea culpa. En ce sens, Alix fait preuve d'une bien plus grande maturité et d'un bon sens d'autoanalyse, puisqu'elle perçoit que de perdre le nord par la colère est problématique. En un mot: Elle veut apprendre à se gérer, ce qui est tout à son honneur.

Elle fera ainsi la connaissance d'Ezra, un jeune homme jovial, sensible et qui a le sens de la réplique, en bon homme de théâtre. Impressionnée par le calme apparent d'Ezra, qui se fait harceler par un homophobe à l'intelligence limitée du copain de Lindsay ( eh ben, qui se ressemble s'assemble, c'est le cas de le dire pour ces deux ados aux compétences sociales toxiques), elle va solliciter son aide. Une ironie, s'il en est, car Ezra est plutôt pansexuel dans son genre, mais refuse toute étiquette sur sa sexualité.

Ezra possède ses propres enjeux, dont le plus sensible est son exposition étant tout jeune à la violence conjugale. Il mentionne d'ailleurs qu'il est difficile d'haïr autant un vulgaire petit homophobe couillon autant que son père, qui violentait depuis des années sa maman. Ezra a donc une part de lui qui a dû murir plus vite que la moyenne des ados, ce qui teinte forcément sa vision du monde. Il est encore très dubitatif du nouveau conjoint de sa mère, même s'il a l'air charmant. Soyons bons joueurs: nombre de conjoints violents ont aussi une part de charme, ça ne veut rien dire et je comprend Ezra pour cette raison. Néanmoins, l'enjeu d'Ezra est d'apprendre à faire confiance à nouveau envers les hommes de sa famille. Cela n'affecte pas sa confiance dans ses propres relations, cela dit.

Une autre facette d'Ezra qui est intéressante est celle du 'gars qui aime tout le monde". Même si je ne doute pas qu'il a une nature qui prédispose à aimer beaucoup de gens et vu ses habiles compétences sociales, Ezra a cependant tendance à minimiser l'impact de cette gestion des relations sur ses proches amis. C'est ce qui est arrivé avec sa meilleure amie, qui a souffert du groupe de Lindsay ( ouais, encore elle) et qui maintenant voit son meilleur ami sortir avec l'une d'elles. Si Alix n'est pas la bourrelle qu'est Lindsay, reste qu'effectivement, la situation est pour le moins inconfortable pour elle.

Il y a beaucoup de travail autour des interactions des personnages, cette BD est très axée sur les relations interpersonnelles, familiales, conjugales et groupales. J'ai surtout aimé la manière qu'avaient les personnages de se parler, de traiter leurs émotions et leur opinion. Il y a de belles leçons à en tirer et des réflexions à faire sur plusieurs enjeux sociaux ou relationnels.

La relation amoureuse d'Alix et Ezra est une jolie relation saine, où on tricote avec confiance, avec respect et avec complicité quelque chose de constructif et tendre, très loin des épouvantables relations toxiques que je croise invariablement dans les romans sentimentaux et les romantasy ces temps-ci. L'amour n'est PAS "souffrant", même s'il peut être source de tensions et de conflits, mais une base saine permet de les adresser sainement et de les surpasser. Une relation où la domination, le mensonge et la cruauté existe, ce n'est pas une relation amoureuse, mais bien une relation de violence conjugale, que nul beauté ou statut social ne peut guérir. Ici, on n'a pas ces dimensions toxiques. Alix et Ezra ont des tracas, mais ça ne provient pas des fondations de leur relation, plutôt de la communication et des enjeux externes. Ils savent être solidaires, à l'écoute, compatissants, affectueux et paritaires. Même physiquement, ils sont atypiques dans les représentations de couples en littérature jeunesse: Alix est plus grande qu'Ezra, c'est elle qui est la sportive du tandem et malgré sa grande carrure, est une jeune femme introvertie et sensible. Ezra est pour sa part plus petit, plus filiforme, extravertie et volubile, avec un petit côté philosophe. Ils sont vraiment mignons, mais surtout, rafraichissants.

Attention, il y aura quelques divulgâches.

Je mentionne par ailleurs que j'adore la passion d'Alix pour son sport. J'ai trop souvent vu des autrices commettre une bourde monumentale en créant des personnages féminines supposément "fortes" qui ne sont que des brutes mal engueulées avides "de faire comme les gars". Autrement dit, des filles qui se croient supérieures aux autres filles parce qu'elles font des "sports de gars". Bon sang, aucune fierté! Les filles "fortes" ne font pas "comme les gars", elles font ce qui leur plait à l'instar des gars. Nuance. Alix ne pratique pas un sport pour être cool ou pour être forte, elle adore le hockey. Ça lui coule dans les veines. En clair, c'est une passion, une vraie, de celle qui anime nos hockeyeuses dans la ligne nationale ou dans les jeux olympiques, de celles des filles qui font du hockey leur priorité. C'est cette passion qui pousse Alix a enfiler ses patins malgré les brimades et les mesquineries gratuites de Lindsay, mais c'est finalement cette même passion qui lui fait renoncer à l'équipe de Vancouver, troquant une équipe championne pour la modeste ville de Nanaimo ( Oh, la ville des nanaimos, quel dessert exquis!). Après tout, vaut mieux une équipe saine qui joue pour les bonnes raisons et qui procure un réel plaisir à jouer qu'une équipe gagnante qui amène dépréciation, colère et honte.

Puisque je suis de nouveau sur le fil des émotions, je mentionne que nous avons un beau registre émotionnel et comportemental dans la BD. C'est un récit qui permet de traiter de santé mental également, dans sa dimension identitaire et d'estime personnel. Alix est écrasée par les commentaires de Lindsay, c'est ce qu'on appelle "une emprise". Elle accorde trop d'importance à ce que cette fille méchante et mauvaise meneuse peut dire, parce qu'Alix a très probablement peu d'estime personnel à la base. Les victimes ont malheureusement souvent cet élément, qu'il soit déjà là ou qu'il se construit dans la relation malsaine elle-même. Alix se valorise par le hockey uniquement, le reste est difficile pour elle. Ses compétences sociales sont fragiles et peu développées, elle ne se fait pas confiance et d'une certaine manière, croit Lindsay quand elle affirme qu'elle est une bonne à rien en dehors du hockey. Ce qui est faux, naturellement. Personne n'est réellement bon à rien, mais un estime de soi en morceau et peu de cercles sociaux solidaires consituent de gros facteurs de risque dans la construction de sa vision de soi. Alix se voit comme une empotée sociale et cela mine sa confiance envers elle-même. C'est un risque qu'elle a prit en allant parler à Ezra, mais ça lui fera le plus grand bien. Son arrivé illustre à quel point elle avait grand besoin d'une personne bienveillante dans sa vie qui la prendrait telle qu'elle est. Elle se découvre ainsi une compassion, un sens du travail d'équipe, une empathie et du courage.

Le vraie amour, ai-je envie de rappeler, ne guérit pas ( j'emmerde les fausses romances qui prétendent le contraire, c'est FAUX!). L'amour, en revanche, fait ressortir le meilleur de nous, il est solidaire, il est complice de galère, mais jamais il n'est "magique" en changeant les gens. Ce sont les gens qui manifestent le désir d'évoluer, grâce au soutient de l'autre, et non de devenir complètement quelqu'un d'autre. Alix a pu explorer une part d'elle même grâce à la présence d'Ezra, qui appréciait sa personne réellement, et ainsi assumer ce qu'elle veut pour elle-même: Vivre du hockey, s'affranchir de l'intimidation, adhérer à un meilleur cercle social. Ça c'est le vrai pouvoir d'une relation saine.

Parlant de relation, je mentionne rapidement le traitement autour de la maman d'Alix, qui a passé près de couper le rêve de sa fille alors qu'elle même a une carrière en tant que sculptrice. Pour une maman qui sait ce qu'avoir un choix de carrière qui ne fait pas le bonheur des parents, souvent par soucis financiers, elle semblait reproduire son propre parcours, mais elle a réalisé en bout de ligne son comportement. Elle choisi de soutenir sa fille dans sa passion.

Côté graphisme, je reconnais le style dynamique et les regards profonds de la Bédéiste canadienne qui nous a livré "La cité sans nom" et la très belle Bd "L'échappée belle". Madame Hicks a un talent pour traiter les personnages dans leur dimension psychologique et sait offrir des profils de personnages modernes et non-stéréotypés. Je ne doute pas que de nombreux ados trouveront du réconfort et des réponses dans se soeuvres, qui ont un axe bienveillant et très humain, autant pour les personnages féminins que masculins. Je reconnais également sa diversité ethnique et corporelles, ainsi que son penchant pour les ados LGBT+, toujours une sensibilité appréciée. Enfin, j'aime voir une BD aussi inscrite dans la réalité canadienne, avec les beaux décors de cette magnifique Colombie-Britannique, bijoux de la côte Ouest, avec le sport de prédilection du Canada, le hockey. Comme elle le mentionne, tous les petits canadiens et les petits québécois ne naissent pas avec des patins dans les pieds, alors c'est un stéréotype de penser que tous les habitants du Canada savent patiner. Donc, côté graphique, c'est toujours agréable à l'oeil, cette fois en bleu et blanc, sans couleurs. Je le mentionne parce que ça m'a sauté aux yeux: Pour une fois, le beau gars aux cheveux noirs et aux yeux bleus n'est PAS un trou-de-cul! Ils sont légion dans les romans, une vraie pandémie de beaux ténébreux aussi couillons que détestables que j'exècre viscéralement, alors merci madame Hicks pour ce contre-stéréotype charmant et agréable, ça nous change!

Je termine donc sur le fait que nous avons enfin un "bon gars" comme amoureux, pas l'un de ces exécrables bad boys violents, pas un de ces ténébreux princes cruel ou ces insupportables chef de gang de rue qui vendent leur propre copine ( si, si, les hommes violents ont la cote en ce moment, plus ils sont des salauds, plus les filles en raffolent, c'est à pleurer). Ezra est un garçon sensible, intelligent, doux et drôle même, il se profile comme un partenaire supportaire, réellement affectueux et authentique, très loin des épouvantables modèles qui pullulent sur le marché du roman ado ces temps-ci ( merci à Wattpad, nid à relations toxiques glorifiées - notez le sarcasme) et aux Booktokeuses qui encensement les pires relations amoureuses que la littérature ait porté. Je pense que je suis au bout du rouleau psychologiquement face à ces inepties et cette glorification de la violence domestique... Bref, merci Ezra d'exister, heureusement que des autrices savent encore ce qu'est la romance.

Une vraie belle BD comme je les affectionne, avec des relations saines, des pieds-de-nez à la méchanceté et une ode au sport canadien sur glace le plus connu.

Pour un lectorat adolescent, 12-15 ans+

Shaynning

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