Le dessin, c'est la vie.
Ce tome est de nature autobiographique et peut être lu sans rien connaître de l’auteur. Thématiquement, il constitue un second volet après La synagogue paru en 2022. La première édition date de 2024...
Par
le 21 juil. 2024
Lorsqu’on avait lu – et aimé – La synagogue, il y a plus d’un an de cela, on n’avait pas forcément compris que ce récit autobiographique qui partait de la personnalité du père de Sfar pour interroger la question politique – et morale – de la haine des Juifs, faisait partie d’un programme plus ambitieux encore. Programme qui est « officiellement » explicité par l’auteur dans Les idolâtres, qui constitue donc le second volume d’une autobiographie de l’artiste : Joann Sfar veut nous raconter sa vie, sa trajectoire depuis son enfance niçoise jusqu’à son statut actuel d’auteur respecté de la nouvelle Bande Dessinée française (on utilise ici le terme de « nouvelle BD » parce qu’il existe de plus en plus clairement un public populaire, vieillissant peut-être, qui ne jure que par les auteurs et les héros de la BD franco-belge, public qui ne lit probablement pas Sfar, Trondheim, ni même Sattouf…).
Mais Sfar a choisi, avec son habituel anticonformisme facétieux, de ne pas sacrifier au rituel établi de la chronologie, mais plutôt d’adopter une approche qu’il qualifier lui-même de thématique : après le père et la politique, il se remémore cette fois – et analyse de manière particulièrement profonde la vide créé par l’absence de sa mère, décédée alors qu’il était encore tout enfant, et la passion du dessin qui l’a vite saisi, et qu’il interprète comme une tentative de combler ce vide, justement…
Le livre débute donc par ce que Sfar juge comme des « souvenirs » de sa maman « partie en voyage », souvenirs improbables, voire impossibles vu son âge à l’époque, mais s’ouvre rapidement sur le sujet de l’image (au départ, forcément, les images qui lui restent de sa mère, c’est-à-dire des photos). Alors que la religion juive enseigne la méfiance que tout bon croyant doit avoir vis à vis des images, susceptibles de déclencher une dangereuse « idolâtrie » incompatible avec l’amour de Dieu, le jeune Sfar décide que créer lui-même des images, en les dessinant, est beaucoup plus respectueux des règles – même s’il se posera longtemps des questions à ce sujet… Des questions qu’il posera aussi tout d’abord aux rabbins, puis, bien plus tard, n’ayant pas obtenu de réponse claire, à sa psychanalyste
Se rassurant lui-même quant à son non-statut « d’idolâtre », il se lance passionnément dans la BD, avec le désir d’être reconnu, publié, et d’en faire son métier, le seul qu’il veuille réellement exercer. Les idolâtres est donc aussi un grand roman d’apprentissage, au long duquel Sfar rend des hommages forts, pleins de respect et d’amour, à tous ceux qui ont été ses maîtres, ses professeurs, ses amis et collègues, ou même ses soutiens moraux durant ses longues années d’insuccès, où son travail était rejeté par les éditeurs, et où il désespérait d’être un jour capable de vivre de sa passion.
C’est là que, au delà du travail d’auto-analyse que Sfar semble poursuivre seul (le souvenir de sa psychanalyste reste extrêmement présent, voire fécond), on comprend ici un aspect qu’on avait sous-estimé de la construction intellectuelle et morale de l’artiste important qu’il est aujourd’hui : son profond intérêt, et même son talent pour la philosophie. Et c’est là que Les idolâtres, au delà de l’émotion qu’il fait régulièrement naître en nous, devient magistral : en démontrant par l’exemple combien la philosophie, une discipline de moins en moins « populaire » permet d’enrichir et le travail de l’artiste, et la vie de celui ou celle qui la pratique. Car, finalement, si Le chat du rabbin est une œuvre aussi populaire, aussi convaincante, c’est parce que Sfar, au delà d’être un grand humoriste et un passionné d’histoire, n’est pas un néophyte en matière de réflexion philosophique « de qualité ».
Bien entendu, tout le monde ne sera pas forcément réceptif à tous ses aspects des Idolâtres : la construction narrative non chronologique, mais plutôt par association d’idées, incluant des divagations « hors sujet » fréquentes, pourra irriter les lecteurs les plus rationnels. C’est pourtant cette belle liberté de la pensée, qui ne manque pas d’audace, qui est l’une des forces du travail de Joann Sfar.
[Critique écrite en 2024]
https://www.benzinemag.net/2024/03/21/les-idolatres-de-joann-sfar-dessiner-pour-combler-le-vide/
Créée
le 21 mars 2024
Critique lue 43 fois
D'autres avis sur Les Idolâtres
Ce tome est de nature autobiographique et peut être lu sans rien connaître de l’auteur. Thématiquement, il constitue un second volet après La synagogue paru en 2022. La première édition date de 2024...
Par
le 21 juil. 2024
Lorsqu’on avait lu – et aimé – La synagogue, il y a plus d’un an de cela, on n’avait pas forcément compris que ce récit autobiographique qui partait de la personnalité du père de Sfar pour interroger...
Par
le 21 mars 2024
Du même critique
Ce commentaire n'a pas pour ambition de juger des qualités cinématographiques du film de Ladj Ly, qui sont loin d'être négligeables : même si l'on peut tiquer devant un certain goût pour le...
Par
le 29 nov. 2019
205 j'aime
152
Il y a longtemps que les questions morales liées à la pratique de l'Art Cinématographique, chères à Bazin ou à Rivette, ont été passées par pertes et profits par l'industrie du divertissement qui...
Par
le 15 janv. 2020
191 j'aime
115
Cette chronique est basée sur ma propre interprétation du film de Charlie Kaufman, il est recommandé de ne pas la lire avant d'avoir vu le film, pour laisser à votre imagination et votre logique la...
Par
le 15 sept. 2020
190 j'aime
25