Leviathan
6.9
Leviathan

Manga de Shiro Kuroi (2022)

En voilà de beaux dessins. Ils m’auront rappelé tour à tour 2001 Nights, Desert Punk, même Dorohedoro – ou plutôt Dai Dark si l’on considère la thématique – un poil de Fire Punch, entre autres héritages graphiques des lointains coups de boutoir adressés jadis par Katsuhiro Otomo. Des traits très réalistes et brutaux, m’évoquant parfois l’Habitant de l’Infini, qui ne soulignent que mieux l’obscurité d’une trame perdue dans le vide intersidéral.


Si l’on devait comparer Léviathan à quelque œuvre que ce soit, ce ne serait pas en plaçant la focale sur son cadre spatial. Un cadre aux angles pourtant bien arrondis, exposé sans qu’il ne soit besoin de trop avoir à développer l’univers tout entier. L’espace, après tout, c’est encore le lieu le mieux trouvé pour y jeter un huis-clos en boîte ; Ridley Scott le savait. L’horreur prend le pas sur la science-fiction, même si celle-ci s’affiche bien au-delà de la façade, sans non plus trop en montrer. Shiro Kuroi pense à tout, notamment avec ce qui concerne les défaillances du système gravitationnel, donnant lieu à des situations pertinentes à même de crédibiliser à la fois le récit et l’environnement dans lequel celui-ci évolue.


Cette trame horrifique, tournée autour d’une salle de classe et de rares professeurs, tous isolés loin du monde, rappellera immanquablement L'École Emportée avec, par-dessus, les enjeux dramatiques d’un Battle Royale. On devinera à l’entame que, le dénouement de cette histoire, quel qu’il soit, ne saurait s’accepter que comme une apothéose tragique advenue au terme d’une anxiété de tous les instants.

La mise en scène, en dépit de l’inquiétude que suggère le postulat, à savoir un accident dans l’espace avec cinquante heures d’oxygène et un unique système de cryogénisation, ne force jamais ses attributs sur son lecteur et se développe à son rythme, insidieusement, sans jamais traîner toutefois. Cinquante heures, après tout, ça passe vite, même compilé en trois volumes.


La narration, partagée entre deux trames temporelles, contribue à faire monter la tension et mieux piquer notre curiosité afin qu’elle enfle. Tout cela est commis avec une telle minutie qu’on se laisse prendre sans chercher à résister. L’écriture, dans ce qu’elle rapporte comme dans la manière dont elle énonce son propos, nous captive et nous saisit. Voilà une expérience de lecture qui vous fait apprécier les mangas ; qui vous rappelle pour quelle raison ce support peut se targuer de lettres de noblesse en dépit du gros de ce que compose aujourd’hui la profession.


Shiro Kuroi, car il n’en finit jamais d’agrémenter son œuvre, a une excellente connaissance de la psyché humaine. Cette vaine obstination lâche qu’ont les adultes conformistes à avoir une confiance dans le système pour le croire inébranlable est parfaitement retranscrit ici. Le professeur qui se persuade que leurs jours ne sont pas en danger car une grande entreprise se chargera de les sauver illustre cette bêtise crasse qui, en définitive, n’est que la première étape du deuil : le déni. Cela, et la confiance aveugle adressée à la figure d’autorité, ici personnifiée par le robot programmé par Senda pour cacher la vérité, nous dit tout de la nature humaine en situation de crise. Quelque chose qu’on a pu observer partout dans le monde en 2020. On se conforte dans l’idée d’une réalité aux contours infaillibles pour ne pas avoir à se souvenir que nous ne pesons pas bien lourd dans le cosmos. Mais même dans l’opacité d’un espace aussi vaste qu’il est cruel, la réalité se fait peu à peu plus distincte alors que les murs se rapprochent et l’oxygène se raréfie.

Tout, dans le récit, saura concourir à son échelle pour faire monter la tension avec habileté.


Comme une conjuration tournée contre Kazuma, on occulte si bien la réalité qu’il se croit devenir fou, à douter même de ce qu’il a vu et entendu. Le volet psychologique au milieu de cette tourmente bien menée est, encore une fois, accompli avec un brio hors du commun et ce, jusqu’au bout de l’œuvre. Pas une corde à la harpe de cet auteur n’est mal accordée, et la partition qui en résulte n’en est que plus harmonieuse. Harmonieuse, et terrible.

L’auteur, impitoyable, éprouve nos sens à rude épreuve afin de nous confondre, nous tromper et, par-là même, nous fasciner au travers du regard déformé et biaisé de Kazuma. Rares sont les auteurs à s’essayer à cet exercice, le dernier en date à ma connaissance ayant été Keiichi Koike.


S’ensuit les conséquences des instants de crise latents, la démission des élites, en l’occurrence le manque de responsabilité de l’unique professeur restante. Et comme tout souverain qui coûte plus cher à ses ouailles qu’il ne le sert, on lui connaîtra un destin à la mesure de ses manquements.


Mais l’horreur et la mort ne planent pas que dans les souvenirs du carnet retrouvé par les explorateurs, ceux-là devront, pour connaître avec nous le fin mot de l’histoire, arpenter la carcasse du Léviathan pour y trouver des vestiges singuliers et sinistres. Et la tension monte, monte, monte… s’abstenant toutefois de culminer pour nous laisser mariner dans la trouille à feu doux.

On ne sait trop ce qu’il y a de plus remarquable à lire Léviathan, mais, si je devais me mouiller, je dirais que sa mise en scène et la construction méthodique de sa narration jouent pour beaucoup à la satisfaction éprouvée lors de ma lecture.


Il faut dire qu’il y a tant de belles victuailles à ce banquet de lecture qu’on ne sait trop quel plat nous contente le mieux. Les personnages, nombreux et jouant chacun leur rôle à la perfection sans jamais que leur présence ne soit excessive, alimentent la névrose en commun qui n’en finira pas de macérer cinquante heures durant.

En filigrane, on trouve dans le Léviathan des délices d’atrocité, psychiques ou physique, en faisant un manga d’horreur particulièrement angoissant. L’atmosphère nous enrobe, les ténèbres nous entourent et nous nous laissons happer dans le récit pour le vivre. Sur le plan de l’horreur, c’est une petite merveille qui, je l’assure, n’a pas grand-chose à envier à Alien premier du nom.


La fin du premier volume annonce le coup d’envoi du nouveau Battle Royale ; peut-être plus palpitant encore que l’original alors qu’il se complaît moins dans le gore que dans le développement d’une histoire tragique. Un tragique d’autant mieux huilé que les manigances de Futaga, perfides et mesquines, bouleversent l’ordre des choses chaque fois qu’un statu quo ou un début de paix s’observe. Elle sait si bien aviver les conflits celle-là qu’elle pourrait aussi bien travailler pour l’OTAN.

La faction de la colline me rappelle une citation du Philippe le Bel dans Les Rois Maudits de Druon : « Le peuple, jamais unanime, sauf dans l’ingratitude ». Yo aurait pu la paraphraser au mot près.


Trésor de scénographie une fois encore, les pilleurs d’épave découvrent les squelettes des morts bien après que celles-ci soient advenues. On sait dans quelle position ils sont trouvés, et à quel endroit, mais on ignore à qui appartiennent les restes, ne contribuant qu’à mieux nous faire anticiper la découverte.

C’est nous, les pilleurs d’épave le temps de cette lecture ; et la rapine va en s’accroissant d’un chapitre à l’autre alors qu’on se délecte frénétiquement de ce qui nous vient.


Je ne croyais pas si bien dire en comparant Léviathan à Alien (d’autant plus ironique que le film Leviathan est lui-même un plagiat d’Alien), mais me suis trompé à un film près. On aura droit à une baston entre un robot monte-charge – comme à la fin de Aliens – et un des élèves. Combat décevant s’il en est alors que réalisme prend un coup dans l’aile tandis que Roku est un véritable Terminator. J’ai l’impression de retrouver les torts de Battle Royale avec Kiriyama l’invincible. De quoi méchamment vous gâter la lecture.


Le deuxième tome achevé, je crois déjà avoir deviné que sera lauréat de la capsule de cryogénisation. La narration a bafouillé par trop de fois en présentant San comme un personnage trop insignifiant, bien que pas suffisamment en réalité. Le fait que les trois pilleurs d’épave parient chacun sur un survivant en ignorant le quatrième qu’on suppose en vie tend à parfaire mon hypothèse.

J’avais raison, et je le regrette bien.

Le troisième tome est l’occasion de redécouvrir les tenants et aboutissants du drame, d’un œil neuf et extérieur. De quoi éclaircir le panorama d’un excès d’ombre portée sur l’intrigue. Et mieux qu'éclairant : c'est brillant.


J’avais commis un paragraphe entier sur ce que je considérais comme des ombres au tableau de l’œuvre, des incohérences ; des loupés. Ce combat exagéré tout d'abord, que Futaga ne tue pas Kazuma bien qu’elle n’hésite pas à éliminer tous ceux ayant connaissance de la cryogénisation, la jeune fille qui, à elle seule réussit à battre quatre garçons de son âge et dont une image de la mémoire du robot nous révélera une issue autrement moins reluisante, ou même le combat contre Roku, tout cela étant romancé à l’extrême par un protagoniste dont on croyait la subjectivité impartiale. L’auteur a su nous décevoir à dessein avec les mièvreries et écarts coutumiers ce genre d’œuvre pour finalement porter un regard bien plus vrai sur le massacre une fois passé outre le filtre du carnet. Quel régal, mes enfants ; quelle juste horreur vient nous réjouir ici, celle-ci étant judicieusement mêlée à un épisode psychologique monstrueux sans être alambiqué. Cela m’aura en tout cas rappelé les manipulations de montage perpétrées du temps de Goodbye Erie.


La conclusion m’abandonne en revanche sur un avis pour le moins mitigé.

Les motivations derrière le projet Léviathan sont trop vaseuses pour que l’on y croit. L’expérience en elle-même ne sert à rien, même pour légitimer le régime. Le coup d’état qui survient est trop inopiné, surtout pour renverser du jour au lendemain un gouvernement mondial, quand bien même celui-ci serait centralisé. Les responsables du projet Léviathan auraient tout gagné à tuer Yo plutôt qu’à s’emmerder à lui laver la mémoire.

Une fin trop douce-amère pour qu’on se plaise à la déguster d’un bout à l’autre sans finir par piaffer. Rien de franchement décevant, mais cette dernière couche rajoutée, qui aurait pu être bien mieux amenée et justifiée, tombe de trop comme un nappage calorique sur un plat déjà bien bourratif. Pas de quoi vomir pour autant ; ce serait bien du gâchis.

Il est certain en tout cas qu’après une pareille lecture, je m’empresserai de découvrir ce qu’a pu écrire Kuroi Shiro depuis. C’est si rare un auteur qui a une histoire à écrire, surtout avec tant de maîtrise.

Josselin-B
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le 10 déc. 2024

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Josselin Bigaut

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