Le manga Lorsque nous vivions ensemble est à l'évidence un des plus importants de l'histoire du manga.
Kazuo Kamimura est en tant que dessinateur le rival poétique le plus évident de Tezuka sur un mode de dessin à l'ancienne, c'est-à-dire le dessin du manga avant la systématisation des codes immersifs des années quatre-vingt. Les dessins de Tezuka et de Kamimura sont plus dépouillés, plus simples, plus esquissés que les dessins très précis, très achevés des mangas actuels. Certes, l'esthétique de Tezuka souffrira plus du regard de la jeunesse actuelle que ceux de Kamimura, mais c'est évidemment une erreur bête de la jeunesse actuelle de ne pas savoir jauger la valeur artistique des dessins de Tezuka. Kamimura est un peu un dessinateur de génie, qui a parfois des tours qui font songer à Go Go Monster de Taiyou Matsumoto dans l'esprit.
Et avec Tezuka, Kamimura partage ce don de transcender aussi le génie de ses dessins par la mise en page, une puissance évocatoire absolu à partir d'éléments très simples. Dans Lorsque nous vivions ensemble (tome 3), Kamimura dessine à un moment le personnage masculin principal Jirô qui est un peu l'âme en perdition, qui laisse sa compagne dans l'appartement et qui va se balader et ce qui le rattache au plaisir, un plaisir couru qui plus est pour retrouver une sérénité immédiate, c'est de se balader en achetant une cannette de bière qu'il consomme ensuite. Et c'est là qu'est le génie figuratif, il décapsule la cannette vivement, et les obliques du dessin pour représenter ce geste d'ouvrir la cannette vont se communiquer aux dessins suivants où la représentation de Jirô est décentrée et penchée avec un fort effet dynamique comme si tout roulait à la surface d'une vague de bière prête à être avalée goulument, mais aussi amèrement.
C'est le génie de Taiyou Matsumoto et le génie d'Osamu Tezuka, comme ça d'un coup.
A un moment, toujours dans le tome 3 je crois, Jirô qui n'en peut plus que sa compagne le mette à distance la trompe à nouveau, c'est la troisième fois je crois que c'est représenté dans le manga, il va voir une femme et il couche ensemble, et il y a un calendrier avec des certisiers en fleurs, et on a le gros plan de l'image du calendrier, ou plutôt plusieurs images qui grossissent et à la fin on a une image sur deux pages avec dans le calendrier les visages de profil de Jirô et de Kyoko qui sortent des touffes de feuilles des arbres, et cela se rattache aussi aux chapitres précédents et à l'appesantissement des derniers chapitres sur l'influence des saisons hiver, printemps, bientôt été.
Il y a une touche magique exceptionnelle.
Evidemment, Kamimura exploite aussi des suites d'images répétitives et symétriques à la Tezuka. Et il y met autant d'à-propos symbolique, il n'est pas quelqu'un qui ressemble au génie qu'est Tezuka, il est pratiquement du même niveau, et il est différent, parce que c'est les mêmes techniques, mais pas tout à fait le même esprit derrière.
Nous sommes dans l'âge d'or du manga où les cases ont un côté succession filmique dans les années 70 avec Tezuka et Kamimura.
Kamimura a aussi du génie pour les plongées et contre-plongées, les cadrages décentrés (avec le sujet du manga, on pourrait citer Le Mépris de Godard pour donner une idée par la comparaison). Comme les mangakas de son époque, Kamimura a son art de la représentation esquissée et pourtant fouillée de la nature : collines, arbres, pluie, etc., etc.
Pour la mise en page, je ne dirais pas qu'il a la constance de génie de Tezuka, mais il y a une quantité élevée de dessins avec une poésie subtile, et un jeu de transformation d'un dessin à un autre qu'on n'a pas forcément avec Tezuka, qui est la marque de fabrique de Kamimura, et c'est indéniable pour moi que Kamimura est l'autre grand nom du manga avec Tezuka avant les années quatre-vingt.
Après, comme nombre de mangas de Kamimura sont un peu assommants avec les perversions sexuelles, c'est un vrai bonheur que d'avoir une prestation comme Lorsque nous vivions ensemble, car s'il y a une forte présence du sexe et des élans sexuels insatiables du couple, ici on a un récit très différent : on n'a pas la femme fatale avec qui tout le monde couche, elle ne trompe pas une seule fois son compagnon, c'est au contraire lui qui la trompe plusieurs fois, et les scènes de sexe sont moins développées dans le manga, on a moins de dessins obscènes qui s'enchaînent.
Après, personnellement, j'éprouve toujours des limites à ma lecture des mangas scénarisés par Kamimura. C'est plein de poésie en effet, mais il part d'un postulat qui vient carrément d'une assimilation du sperme aux larmes, à croire qu'il a lu la phrase célèbre de Lucrèce sur l'amour qui est triste après le coït. L'amour est un réservoir de larmes, c'es sur un postulat aussi artificiel et maigre qu'il fait tout de même reposer tout son récit.
La sociologie du récit est bien présente, ça sonne juste, il y a plein de scènes parlantes d'époque, mais le thème n'est pas traité frontalement et ça se voit. Nous avons un jeune couple début de la vingtaine, deux ans d'écart seulement entre eux, qui vit ensemble et n'est pas marié. C'était certes mal vu à l'époque de vivre en concubinage, mais bon leurs problèmes sont plus dans leur tête que dans leur confrontation à la société. A un moment donné, ça va raccrocher, parce qu'il y a le poids des parents qui désapprouvent, mais leur traitement est estompé. De plus, ils sont absents, ils n'interfèrent pas. Donc, pour moi, le récit il est factice. Il prend vraiment un peu corps sur une bonne part du deuxième volume avec l'internement psychiatrique de Kyoko où là effectivement il y a des jeux de pouvoir : la mère et le beau-père, ainsi que les psychiatres, prennent des décisions sur la vie de Kyoku et le concubin n'a aucun droit. Et la toute fin du manga, avec le traitement ignominieux de Kyoko par sa mère qui sacrifie sa fille à un directeur d'hôpital psychiatrique, là c'est le pompon.
Le traitement du désir d'enfant est mieux conduit, mais reste généralement à l'arrière-plan du récit.
Mais, à part ça, les disputes du couple sont assez artificielles et surtout leur amour profond sonne faux. Jirô la trompe du début à la fin avec d'autres femmes, il n'a aucun patience, elle le fait souvent chier, il ne fait aucun effort de prévenance. Et elle est pareille, elle part dans ses délires et puis c'est tout. Lui, il a une femme qui lui plaît, qui est jolie, lui apporte du sexe, mais ce n'est pas de l'amour, c'est un attachement morbide pour ne pas vivre seul et continuer sur ce qui lui est familier. Il est égoïste et basta ! Elle, elle papillonne tout autant. On a juste deux êtres dont les actions ne consistent qu'à papillonner, y compris au plan professionnel, parce que Jirô il fait n'importe quoi avec ses contrats. Ils ont juste besoin d'être ensemble, mais ça n'a rien à voir avec l'amour. C'est de la dépendance. Et ils ne se poseront jamais les bonnes questions, et je doute que le mangaka se les soit posées, même s'il y a des passages d'ironie plus lucide de sa part.
J'admire une oeuvre poétique, mais le discours du magnaka sur le réel et l'amour me laisse perplexe. Et pourtant, même en ce qui concerne les textes, il y a aussi une réelle capacité poétique. Il répète souvent un texte, il s'exprime effectivement avec un certain lyrisme qui n'est pas donné à tout le monde. Mais hélas je trouve ça artificiel.
Il reste malgré tout cette capacité à transcender le récit par les transformations des images. C'est un manga fait par un observateur qui va lier les actions des personnages au climat, au ciel, au vent, à la pluie, c'est un manga fait par quelqu'un qui sait voir une analogie entre deux éléments et créer par les cases de ses dessins le lien qui va de l'un à l'autre.
Et pour ça, c'est d'évidence un des grands noms du manga. Malgré mes frustrations, je le considère comme un génie.