Sur les appréciations du réac comme sur ses sujets, cette BD adopte un point de vue primaire. Elle donne en pâture un réac en mode 'grincheux et réfractaire'. Il est nuisible à sa cause car superficiel et guidé principalement par ses sentiments et impressions, dans une moindre mesure ses expériences, presque jamais par la recherche ou la raison : en même temps il a le mérite de porter une parole endormie voire évanouie là où il se trouve. C'est un de ces types qui même dans les choses du quotidien exprime sa polarité réac ; en fait c'est simplement un mode d'affirmation comme un autre, ce que souligne la planche post-psychanalyse. La mauvaise foi à l’œuvre est d'ailleurs la meilleure arme humoristique de cette franchise ; en bonus, avec elle les doutes et les débats perdent prise.
Ce n'est pas du niveau de caractérisations d'À bras ouverts mais c'en est proche, la retenue (et un degré supérieur d'entendement) maintenant une marge confortable. Le catalogue zemmourien est passé en revue mais pas plus loin que les gros titres des chroniques sur RTL – et sans aller du côté des scandales (sauf par l'évocation des attentats et le viol du 'padamalgam'), de l'Histoire, ou des graves clivages idéologiques. S'agit-il d'indulgence, de prudence ou d'indifférence ? Je ne me risquerais pas à trancher alors que l'auteur ne peut y arriver, peut-être pris dans un conflit de loyautés (sociales et intellectuelles).
Ce qui rend ce dégarni contestataire à la fois insipide et intéressant est son appartenance au monde du progressisme et du politiquement correct. Ce mâle blanc cis hétéro chauve néanmoins valide à lunettes est bien un réactionnaire mais il l'est avant tout dans le discours et certains comportements oppositionnels stériles. Ses références restent celles d'un univers post-moderne BCBG ou social-démocrate/sous-libéral aseptisé. Il est davantage un mec qui 'réagit', refuse généralement les innovations, qu'un droitard profond (une sorte de vieux prof comme Luchini Dans la maison d'Ozon) ; on peut le prendre en sens inverse et supposer qu'il part de loin (depuis son milieu urbain et gauchisé) mais est sur la mauvaise pente, ce que ne manqueront pas de ressentir de nombreuses personnes dans la réalité. C'est car leur niveau d'alerte est si bas que Morgan peut paraître et s'apparaître à lui-même un full réac.
La BD tend régulièrement à valider du bout des lèvres le discours du protagoniste, le ridiculise plus ou moins franchement la plupart du temps, en maintenant lisse et imperméable le monde qui lui fait face. Cette absence de confrontations autre que gentillette permet de ne pas glisser ni se dévoiler. Les arguments sont toujours trop courts ou réduits à des maximes ou des petits jeux d'esprit. En face les opposants passifs ont raison – mais passivement raison, à un point suspect qui à défaut de nourrir la 'réaction' ne lui fait barrage que par principe, habitude ou instinct personnel. Eux et leur monde pourraient très bien être dans l'erreur, tandis que le chauve est certainement trop borné et expéditif dans ses jugements. Son attitude est probablement le cœur du projet et doit viser à le rendre sympathique au premier ou au second degré, à la façon d'OSS 117 ; ou bien à générer du scepticisme et de l'hostilité plus prompts à animer les débats de confort ou nourrir l'aura de transgression bonhomme qu'à engager donc compromettre le personnage et son inventeur.
En tout cas ses cibles sont toujours personnalisées et jamais très fouillées : le risque de procès débile par tweeter interposés est modérément élevé, celui d'être classé souterrain de l'extrême-droite est faible, celui de créer une réelle polémique résiduel. Les occasions sont partout et Navarro va probablement déjà trop loin en donnant corps à l'incivilité ou au 'grand remplacement', mais il n'y aura que des replis sur tous ces sujets, par une petite chute et un recentrage sur l'individu et ses boulettes (la BD sait être drôle mais c'est rarement lors des conclusions). Sur la couverture, seulement des personnes : leurs traits distinctifs sont systématiquement relatifs aux loisirs ou au style (qui s'affiche – ou se vit dans une bulle narcissique consumériste). Il y a déjà matière à des chocs de vision mais il en faut plus pour dépasser le stade des contrastes de fin de banquet.
Ce Morgan pourrait – est déjà l'homme qui refuse de se faire marcher sur les pieds, l'homme qui n'apprécie pas qu'on fasse du bruit dans les transports en commun. Et ne pas accepter que l'autre s'étale, c'est réac – donc bête, regrettable – y compris pour le réac (le suprême con passant à côté du bon et du bien) ! Doit-on voir sous l'ironie la validation d'une bonne vieille mentalité de carpette (gauchiste ou non) ou une dénonciation désolée et peut-être effrayée ? Quand on voit que même l'autorité est saoulée, la thèse du lourd aimable en fiction et infect IRL l'emporte (c'est alors un gentil père fouettard qu'on ne saurait prendre au sérieux, ou un provocateur un brin crétin mais tout à fait 'safe'). En même temps la directrice est rebutante avec sa propre fermeture plus proprette et d'autres sont horripilants avec leurs compulsions répressives masquées sous les bonnes intentions. Un cynisme bas-de-gamme à base de conformisme grégaire pointe constamment dans les rares contre-arguments : indirectement la BD le brocarde en retour. Mais comme elle partage les torts voire fait tout retomber sur son réac d'antihéros, elle rate sa meilleure piste.. ou glisse discrètement un miroir aux lecteurs non-réacs mais pas prêts à devenir des mollusques consentants pour autant ? Navarro tient une évidence bien plus importante que la définition (juste) qu'il donne à 'la gauche' (« la miséricorde sans la responsabilité ») : la soumission au réel est bien plus conservatrice que son refus, donc devrait être un meilleur indicateur d'orientation socialement 'réac'. Sa défense acharnée à plus forte raison.
https://zogarok.wordpress.com/2019/08/13/ma-vie-de-reac-bd/