Un bel hommage

Tous les peintres devraient avoir leur petite BD hommage comme celle-ci. Bah oui, quoi de plus adapté qu'une bande dessinée pour faire la biographie d'un artiste qui dessine?

C'est même un sacré honneur ! C'est la consécration ultime. Des livres, on en écrit sur tout le monde. Le cinéma pareil. Les biotiques qu'on appelle ça, c'est même devenu un genre. Mais la BD, faut la mériter. Parce que la BD, elle est pas top moumoute niveau finance, elle édite pas à outrance. Pas assez en tout cas. Ça filtre pas mal niveau manuscrit. Vaut mieux être tortue ninja que peintre émérite si tu veux ta place dans les cases. Sans offense (je vous conseille au passage le fabuleux comics Batman contre les tortues ninjas). Ou alors, si vous voulez qu'un artiste un jour décide de vous gribouiller, faut être un peu un méchant, quelqu'un dont on veut déconstruire l'aura à coup de bulles bien placées... mais peu importe... ce que je veux dire, c'est que la BD hommage, c'est pas comme le prix Nobel, ça ne se refuse pas.

Je me rappelle d'un prof de fac de Lettres Modernes qui dans l'amphi avait affiché sur rétroprojecteur le fameux « ceci n'est pas une pipe » de Magritte. Il leur a dit, un peu mystificateur : « quand vous aurez compris ce que veut dire ce tableau, vous aurez à peu près compris ce que l'on attend de vous ici ». C'est pas sympa de faire ça. Mais c'est marrant comme ultimatum, j'en conviens.

J'ai pas tout à fait compris ce que l'on attend des étudiants en fac de lettres, mais j'ai ma petite interprétation personnelle (du tableau, pas de la fac) en deux temps :

• d'abord, ça dit qu'une œuvre quelle qu'elle soit (roman, tableau, bande dessinée...) n'est toujours qu'une représentation. Pas besoin d'arguments : essayer de crapoter le tableau de Magritte et vous comprendrez.




• Ensuite et enfin, ça dit que ce tableau peut-être ne parle même pas d'une pipe. Il parle des tableaux, en général. Et dit que le sujet présenté parfois, dans l'art et dans la vie, est un prétexte pour autre chose. Un propos, rien du tout, l'amour, un souvenir, un sentiment, ou une pensée inavouée... ou une pensée qu'on juge fatalement importante. Et qui n'a rien à voir avec le tabac qui sent bon le cuir du papi (ou alors peut-être qu'en parlant de la pipe on veut parler du papi, tout est possible... c'est une question d'angle).

Alors que veut faire ou dire cette BD sur Magritte (questions à choix multiple) ?

Raconter la vie de l'artiste ? Un peu, quelques cacahouètes par-ci par-là. Parler des tableaux? Vite fait, juste ce qu'il faut. Nous plonger dans l'univers infini d'un peintre ? Bravo, vous passez en deuxième année.

Un univers qui dépasse largement les cadres d'une toile ou d'une vie. Magritte, c'est une manière de voir le réel qui souligne nos mécanismes. Ses tableaux intrigants, c'est sa manière à lui de lever le rideau, en montrant le rideau. Ses tableaux sont curieux, ils ont l'air curieux et ils rendent curieux. On a envie de voir ce qu'il y a derrière la pomme qui porte un chapeau melon. Justement derrière cette pomme, si l'on en croit la couverture de la BD, il y a le ciel, lui-même derrière le rideau... c'est pas des grandes vérités non plus. C'est juste le ciel qu'on n'est plus trop habitué à vraiment regarder, et qu'on a soudainement envie de voir, parce que justement on nous le cache. Le ciel il est aussi dans la tête. L'envie du ciel y est en tout cas.

Ça rend le réel mystérieux. C'est pertinent, parce qu'il l'est. Mystérieux. Magritte nous introduit au mécanisme de la curiosité, par des astuces visuelles qu'il invente ; et nous suggère que si le réel ne nous est plus mystérieux aujourd'hui, c'est parce qu'il est mécanisé.

Or les mécanismes mentaux tombent quand on les expose pile comme il faut. Comme un portemanteau quand on le surcharge pile au bon endroit. Ou à rebours.

Magritte dessine le rideau pour nous introduire derrière. Comme la BD dessine Magritte pour nous introduire dans son univers. La BD réussit le pari de n'être qu'introduction, au-delà ce serait devenu lourd. Et peut-être même un peu indigne, j'ose le dire. Magritte n'explique pas (expliquer quoi déjà ?), et la BD respecte ça. Peut-être qu'une BD sur Spinoza serait, à raison, bien plus directive... mais ce n'est pas un peintre, presque hors-sujet.

Une introduction subtile, c'est-à-dire légère mais qui tapent dans le mille. Qui utilise les codes de la BD pour nous suggérer que ce que disent les tableaux de Magritte s'appliquent à tout, tout le temps. Une BD qui en soi nous dit elle-même presque tout, et nous dépose à quelques pas du rideau derrière lequel est l'artiste.

• Vous êtes blessés, c'est du sang ?
  -Non, c'est de l'encre rouge.

(Citation inexacte)

À travers le rouge, celui du rideau, on l'entendrait presque respirer l'artiste. Chapeau.