"Le passager a dû s'attaquer à plus fort que lui.
_ Infiniment plus fort !
_ Que voulez-vous dire ?
_ On a analysé les notes que Zarkan a prises chez le passager...
_... Et on les a comparées avec certains grimoires dans la bibliothèque d'Astor. C'est inquiétant.
_ Les machines du passager...
_ ... dont on sait qu'il en a volé les composants dans un vaisseau intersidéral échoué...
_ ... Ces machines, disais-je, font partie d'un ensemble plus vaste.
_ Un système complexe qui devait servir soit à guider le vaisseau à travers le cosmos, soit à franchir des portes, réelles ou mystiques.
_ Ou les deux. Ou alors aucune de ces fonctions, mais quelque chose d'encore plus subtil qu'il nous est impossible à imaginer."
Capricorne d'Andreas tome 19, "Terminus".
Après avoir parcouru les 10 premiers tomes de la saga Capricorne (éditions du Lombard – voir aussi ma chronique du double tome 9 sur Sens Critique (1)) en juillet, j'ai parcouru les 10 derniers en août. Avec à la fois les sentiments mêlés d'excitation, de joie, de tristesse, de curiosité et même ...d'amertume et de légère déception.
Après le tome double qu'était "Le passage" (9e album), soudainement, la série en profitait pour faire des pas de côtés, Andreas livrant le temps de quelques albums, quasiment des one-shots d'histoires à part qui abandonnait le grand micmac complexe des différentes temporalités et mondes parallèles tissés dans sa saga pour se consacrer aux pérégrinations solitaires de son héros New-Yorkais alors coincé en Europe.
Et cela filait un renouvellement en forme de coup de pied au cul assez génial.
Un peu comme si du jour au lendemain, le temps de quelques films, Jean-Luc Godard s'était essayé à tourner à la manière de James Cameron. C'est dire le choc, oué.
Un 10e tome aux allures de thriller Chabrolien où la bourgeoisie était remplacée par un cadre strictement rural et bouseux.
Un 11e qui aborde frontalement la perte et le deuil et composé presque entièrement de cases horizontales et pour le coup un Andreas qu'on avait jamais vu autant sortir de sa zone de confort, se mettre en danger pour livrer un vrai drame bouleversant (oui oui j'ai chialé).
Un tome 12 sans titre, sans paroles, sans même de couverture, blanc comme la neige qui parcourt toutes les pages, son « Tintin au Tibet » en quelque sorte (on y retrouve d'ailleurs là aussi une sorte de quête initiatique et apaisée). Sans jamais dénigrer le lecteur, l'auteur arrive à la parfaite synthèse entre son besoin constant d'expérimenter dans les cases et le fait de raconter avec soin une histoire.
Le tome 13 le voit retomber dans ses petits travers en mêlant un rêve enchâssé dans un système de cadrages qui le font expérimenter un peu tout (les échelles de taille, les sens de lecture entre les cases, ce qui est vu au premier plan comme à l'arrière plan...). Quand on connaît Andreas, on est guère surpris. C'est le gros bordel sous prétexte de raconter un rêve qui peut donner quelques clés de la saga.
Le tome 14 amorce enfin le retour de l'Américain chez lui en lui livrant néanmoins l'identité du méchant définitif de la série (Le passager, qui n'en est pas un en fait au vu de son patronyme) durant un album très introspectif et des plus sombres. Probablement le dernier grand tome de la série.
Après ça, même si le 15e se permet encore un petit jeu de couleurs pour séparer deux états différents, la série se remets sur ses rails en vu de la conclusion finale (2). A cette époque je crois me rappeler que les éditions du Lombard voulaient se débarrasser un peu de l'auteur en le refilant à un autre éditeur, quitte à ce qu'il continue plus loin. On le pressait même de terminer sa série, pourtant plus ou moins planifiée depuis tout ce temps.
Je ne sais pas si ça a joué, Le Lombard étant revenu en s'excusant sur sa décision et en gardant l'auteur dans son giron, mais voilà arrivé aux 2,3 derniers tomes, le sentiment que tout s'accélère et qu'il manque des clés, des cases, voire un ou deux albums pour véritablement tout comprendre de nous-même surgit comme ça après coup.
On peut même situer la vraie fin de la saga au tome 19, le tome 20 se permettant une pirouette censée nous faire réévaluer toute l'histoire sous le biais de plusieurs axes temporels et de choses à régler et laissées ouvertes aux derniers tomes, le tout en seulement 48 pages alors que les 960 planches des 19 tomes qui ont précédé nous emmenaient sur un seul axe de narration, d'un point A vers B avec toujours un souci de ne pas trop perdre le lecteur malgré quelques petits embranchements mystérieux.
"Tant que je suis sur une série, j'ai tout en tête ! Sitôt fini, j'ai tendance à oublier. "Cyrrus", par exemple, je ne saurais plus vous l'expliquer aujourd'hui. Pour Capricorne, c'est limite... J'ai d'ailleurs dû tous les relire avant de faire les deux derniers !"
Extrait d'une interview d'Andreas issue des "Arts dessinés" n°9 - Janvier/mars 2020
C'est donc sur une étrange note que se termine la saga, occasionnant presque un léger pétage du cerveau là où auparavant on pouvait se féliciter de comprendre tout en cherchant à plusieurs degrés (avec nos propres temporalités étant donné qu'une œuvre est vouée le plus souvent à être lue et relue, vue et revue, écoutée et réécoutée ; le tout permettant de dégager à chaque fois une richesse supplémentaire dans l'appréciation de cette dernière). Certes, on est pas dans un one-shot comme « Coutoo » du même auteur, où tout doit fonctionner d'un bloc par exemple. Et même « Le triangle rouge » (also Andreas) permet de comprendre des choses tout en en découvrant de nous-mêmes, voire les interprétant personnellement.
Mais là j'ai eu du mal un peu.
Il faut dire qu'à l'instar de la saga « ARQ » commencée au même instant (mais chez l'éditeur Delcourt), Capricorne aura accompagné pas mal de ses lecteurs durant plus de 20 ans. De personnage secondaire chez Rork (3) il prend finalement son ascension et se détache finalement plus ou moins de cette référence pour gagner une sorte d'indépendance merveilleuse (il n'est pas étonnant que le personnage devienne « astrologue » sous ce pseudonyme zodiacal tout en arborant ensuite une signification supplémentaire de « gardien » de la ville). Mieux, les personnages et leurs relations évoluent (4) et l'on s'attache évidemment à eux. Ash, Astor bien sûr mais aussi la troublante Fay.
Il est donc dommage de voir le dernier tome, voire les deux derniers balayer tout ça vite fait au prétexte de relier les liens manquants dans l'histoire (alors qu'il aurait fallu un ou deux tomes en plus de toutes façons) pour proposer une conclusion alambiquée qui, si elle tient pour son auteur, reste un peu dans la gorge de son lecteur.
Oh je ne demande pas grand chose, pas d'adieux qui durent trois plombes comme dans le film du retour du roi (pas taper, pas taper :D ), ni même de chronologie exposée noir sur blanc (encore que ça aurait pas été de refus pour le coup) mais quand même. A nous de remonter une pente encore plus dure que toutes les autres (même « L'argentine », que Andreas nous a livré en 2019 où le desnariste (5) se permettait des sautes d'ellipses dans la BD elle-même restait un peu plus aisée à délier dans sa narration (6)). On se raccroche comme on peut pour essayer de resituer toute l'histoire avec ses embranchements comme on peut. Pour ma part c'est en remontant le fil d'un certain Brent Parris mais là je spoile un peu donc motus et bouche cousue...
Mais bon, c'est un peu abrupt pour le coup.
Même pas de double album... Un futur album parallèle sur Le passager ou Fay O'Mara, personnages fascinants au demeurant ne serait pas non plus de refus. Enfin bon, sans doute est-ce moi aussi qui ait du mal à quitter cet univers ? A dire au revoir à Cap ? Probablement. Est-ce que j'ai vieilli aussi ? Bien sûr aussi, je me posais déjà la question à ma précédente chronique de la série...
Même si de nombreuses pistes sont renfermées sur cet ultime ouvrage, des questions restent en suspens. Et un petit goût d'amertume aussi au final. Un peu "tout ça pour ça" qui flotte même si il faudra encore digérer patiemment l’œuvre et y retourner à froid comme bien souvent avec Andreas, le seul auteur de BD qui peut se targuer de livrer une œuvre incroyable et à part depuis 50 ans déjà qui flirte continuellement avec le cinéma d'une certaine manière.
Toutefois je ne peux m'empêcher de penser un peu au final avec amertume que ce 20e tome refermé, comme dans l'ultime planche de Rork dans les toutes dernières cases, il ne nous reste plus que des « signes », reliquats éminemment Barthiens (7) chargés des dernières significations laissées au récit.
« C'est tout ce qui reste à la fin ? Des signes ?
_ C'est tout. »
Rork, tome 7, « Retour » - Andreas.
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(1) Et hop un ptit lien d'amour : https://www.senscritique.com/bd/Le_Passage_Capricorne_tome_9/critique/252368353
(2) On notera toutefois un nouvel écart graphique avec le tome 16, « vu de près », sacré douche froide qui casse toute avancée rythmée vers le final. En gros on voit tout de près dans d'énormes et extrêmes gros plans qui n'apportent pas grand choses à l'histoire. Cette dernière d'ailleurs n'avance alors guère et le procédé peut paraître un peu gadget là où, utilisé par petites touches (ou petites cases plutôt) dans le 5e tome, il relevait d'une certaine subtilité.
(3) Une autre série de Andreas qui fait un crossover avec Capricorne et vice-versa le temps d'un album, même si Capricorne y fera souvent référence. Ce qui est embêtant pour une série qui semblait pourtant détachée de cette référence principale qui pendant longtemps a collé à Andreas. Alors certes quand on est fan d'Andreas on lit tout ce qu'il a fait mais c'est dommage pour les autres lecteurs ou nouveaux venus qui n'ont pas forcément envie de se farcir tout l'univers de l'auteur.
(4) La belle surprise étant par exemple l'évolution de Mordor Gott, première « nemesis » de Cap' qui finit par devenir son alter-ego malgré sa « disparition » au milieu de la série.
(5) Le terme est de Seron, le regretté auteur des Petits Hommes. Il regroupe les fonctions de dessinateur+scénariste.
(6) Chroniqué ici en bon fan par mes soins : https://www.senscritique.com/bd/L_Argentine/critique/235926661
(7) De Roland Barthes. Pas Bart Simpson, touh !