Quand on s'attèle ou plutôt, quand je m'attèle à la rédaction d'une critique de Shojô, l'entame se trouve garnie de quelques précautions sémantiques. D'avance, j'évoque les circonstances atténuantes avant même qu'on aborde le crime que je m'apprête à perpétrer. Mars, en l'état, ça se lit depuis le prisme de Venus. Pour ceux qui ne sauraient déchiffrer la licence poétique, j'entends par là que ce zobe qui pendouille entre mes jambes tend à m'indisposer biologiquement dès lors où il s'agit d'apprécier un Shojô.
Que Mars n'était un manga écrit pour moi, c'est entendu. Le venin n'était en tout cas pas aussi amer que ce à quoi j'ai pu me confronter par le passé. Peut-être que le mithridatisme a quelque chose à y voir. Parce que j'en ai vu d'autres. Peu, il est vrai ; mais bien assez.
Alors, quand un aimable abonné m'a suggéré cette lecture - me faisant instamment regretter d'avoir accepté les suggestions de mes abonnés - j'ai cru à une boutade. Une de celles qui suscite le rire à mes dépends. Car me faire lire un Shojô, quand on connaît mes antécédents, ça a comme des allures de pousse-au-crime.
L'abonné - pour ne pas dire «l'enfoiré» - m'a cependant soutenu qu'il n'en était rien. Que les échos du battement du cœur de Mars avaient eu, de loin, une résonance plutôt suave à ses oreilles ; qu'il aurait aimé que je parte en éclaireur pour lui dire ce qui en est. Un cobaye ; j'étais devenu son cobaye.
Qu'on se le dise, me mettre le nez dans un Shojô revient à chercher à nourrir une hyène vicieuse avec du tofu aux algues. Il va y avoir comme une réaction de rejet, peut-être même un poil d'agressivité ; mais c'est mon conditionnement biologique qui veut ça. Les codes du Shojô, pour étriqués qu'ils soient, occasionneront toujours chez moi une réaction, non pas instinctive, mais immunitaire de mon esprit critique. C'est pas fait pour moi, tout simplement. Qu'on ne me tienne alors pas rigueur de quelques mots malheureux entre autres postillons étalés sur la scène de crime ; cela n'aurait pu se passer autrement.
Exception faite des yeux - oh ces yeux - les dessins sont relativement plaisants. Pour un shôjo du moins. Le trait a le goût et l'odeur du sucre et pourtant, on ne le parcourt que du regard. Il a beau être en noir et blanc, le style, à lui seul, suggère des teintes rosées. Les traits sont lisses, épurés et les visages sont purs : trop purs. C'est la signature de la fabrique ; une signature qui, avant même la première bulle de dialogue, démontre que j'ai trop raison de parler de codes étriqués en ce qui concerne les Shôjos. L'œstrogène ne jouant chez moi qu'un rôle mineur, je dois avouer que mon regard féminin est frappé par la cécité. Comment les femmes peuvent apprécier de pareils dessins ? Leur demande-t-on seulement leur avis avant de leur imposer la nomenclature stylistique Shôjo ?
Mais de tous les Shôjos que j'ai pu lire, de tous les traumatismes qu'ils ont pu loger jusqu'aux tréfonds de mon neo-cortex, ces dessins là sont les moins pires. Il y a néanmoins de très belles planches, notamment celles qui rapportent les dessins de Kira. (Non, pas ce Kira, ni celui-ci).
Mais ces yeux, ces sourires, ils en appellent instamment aux paillettes et aux couleurs vives à chaque case qui défile. Ça pique encore plus les yeux que de l'ail ou de l'eau bénite.
Et malgré toutes ces appréhensions, en dépit des quelques réticences et autres soupirs chaque fois que j'apercevrais des prunelles de dix mètres de diamètre, ça commençait plutôt bien. Un accident de moto grave, une amputation, un petit couplet caustique sur la mort ; on était à des galaxies au-dessus de ce qui pouvait se faire ailleurs. Les personnages.... j'ai le souffle coupé alors que j'écris ces mots... sont au départ plutôt attachants, mesurés, relativement bien écrits. Quelques Josei de ma connaissance, n'étaient pas même parvenus à cet exploit.
Mais tout ça, ça tient à la première impression. Rei prend vite les traits d'un James Dean de salon de thé, la figure du rebelle parfait sur tous les plans avec une «part sombre»™ pour ne pas le rendre trop insipide et une option redresseur de torts pour en faire un héros à temps partiel. C'est un mauvais garçon mais en réalité pas tellement, mais un peu méchant quand même mais en fait non tu vois mais en fait...
Le personnage n'est pas nuancé, il est ambivalent selon ce que le récit attend de lui à un instant T. C'est un couteau suisse qui fait même le café.
Kira n'est même pas un personnage à part, elle est une extension de Rei, un accessoire ; le personnage n'est construit que par rapport à lui. C'est juste la nunuche qui se tourmente dans les gradins des compétitions de moto. Elle n'a aucune existence propre dès lors où la variable Rei est ôtée de l'équation. Rei est le soleil au centre d'un système solaire où quelques fades cailloux gravitent mollement. On a vite fait le tour du propriétaire, assez pour tourner en rond. Tourner en rond, c'est une image toute trouvée quand il est question de pistes de course.
Le triangle amoureux classique mute rapidement jusqu'à prendre la forme d'un octogone. C'était à prévoir, naturellement. Et ces histoire de suicide, de père cocu, de tout ce qui y a trait et ces drames en filigrane ; on ne m'ôtera pas de l'idée que l'on peut écrire une romance sans avoir à verser dans ces excès. Mars prend en effet l'orientation d'un Josei plutôt que celle d'un Shôjo. Le nunuche est relativisé par les teintes sombres ; mais des teintes qui soient à mon goût.
Ce drame qui n'en est pas, ce dramatisme donc, est impulsé artificiellement dans l'organisme de l'œuvre comme un cœur artificiel pour faire circuler du sang avant que ce dernier ne se sclérose. Passe le troisième volume, Mars est maintenu artificiellement en vie par la moto, le père de Rei et la sociopathe venue faire figure d'antagoniste pour ruiner cet amour pur et parfait (et franchement cucul) qui unit Kira et Rei.
On ne pourra pas en revanche reprocher à Mars d'être trop porté sur les désiderats de ces dames. Toute l'intrigue repose sur un personnage principal masculin et des courses de moto.... mais je crois que je déteste encore plus ce qui a trait à la mécanique que les histoires de romance mal ficelées. L'effort est en tout cas à mettre au crédit de l'auteur, pour une fois, les thématiques masculines ne sont pas occultées dans un Shôjo. Mais y ont-elles seulement leur place pour commencer ? Je connais une œuvre qui a su rendre passionnant des sujets typiquement féminins aux yeux de la brute testostéronée que je suis.
Le manga est un quasi-Nana - et non pas un quasi-nanard. Il ne vaut pas un Video Girl Aï par exemple, autant pour ce qui est du dessin ou des personnages. Mais il n'est pas strictement inférieur pour autant.
À moins d'avoir une sensibilité à fleur de peau, au point que cela confine au pathologique, Mars ne devrait pas vous remuer les tripes. On trouve le temps long alors que tout est prétexte à une part de drame mineure dissimulée derrière une autre en attendant qu'une troisième se profile. Il ne pouvait y avoir de tranches de vie plus paisibles et contemplatives, ça ne pouvait se concevoir autrement.
On ira d'ailleurs jusqu'au dramatisme ultime, très opportunément balayé d'un revers de main par le récit dès lors où il était question d'en assumer les conséquences narratives. C'était un bouquet final ; beaucoup de bruit pour rien et ça se termine dans la cacophonie des moteurs de bécanes. Mais avec le sourire et un message - parce qu'il en fallait un apparemment - pour nous dire que le fait d'être en vie, finalement, ça n'est pas si mal. Quand l'enseignement atteint une telle richesse, il est généralement contraint de déposer le bilan. C'était fade. De tous les Shôjos, c'est moins le pire que j'ai lu. Le moins pire et non pas le meilleur.