Marshal Law
8.1
Marshal Law

Comics de Pat Mills et Kevin O'Neill (1989)

"Lot of people say I hate super heroes..."

Un futur proche. Dans les rues de San Futuro, qu’on appelait San Francisco avant qu’un séisme la dévaste, errent des gangs de super héros. En fait d’anciens soldats génoboostés, ce sont des vétérans de la Zone, où les États-Unis menèrent jadis une guerre sans merci aux groupes communistes qui menaçaient de s’emparer de l’Amérique Centrale. Rendus fous par ces combats mais aussi par les pouvoirs surhumains dont l’armée les affubla, ces combattants s’avérèrent incapables de se réintégrer à la vie civile une fois de retour au pays.


Marshal Law compte lui aussi parmi ces rescapés, mais à la différence de ses semblables lâchés dans les rues il œuvre pour préserver la paix civile, quitte à faire le ménage par le vide à l’occasion. Depuis peu, toutefois, un mystérieux tueur volant appelé le Marchand de Sable s’en prend à des femmes qui revêtent le costume de Céleste, super héroïne de renom et compagne du héros national adoré de tous : Super Patriote lui-même. D’ailleurs, l’enquête de Marshal l’amène vite à soupçonner ce dernier, ce qui lui va très bien puisqu’il n’a jamais pu le supporter…


Quoi de mieux en effet pour un chasseur de héros que l’occasion d’épingler le meilleur d’entre eux ? Ou supposé tel…


On appelle souvent « Dark Age » ou encore « Modern Age » du domaine super-héros cette période du genre qui se caractérise sur le plan narratif par des récits sombres et des personnages plus complexes que d’accoutumée. À y regarder de près, pourtant, cette évolution s’affirme surtout comme la déconstruction de cette branche du comic book. Se trouvent le plus souvent considérées comme œuvres pionnières de ce mouvement les célèbres Watchmen (Alan Moore & Dave Gibbons ; 1986) et Batman: The Dark Knight Returns (Frank Miller ; même année) : si les auteurs du premier, dit-on, souhaitaient faire entrer les super-héros dans le registre du réel, mais en démontrant par là même que de tels personnages ne peuvent en fin de compte avoir aucune influence véritable sur la réalité, de telle sorte que le qualificatif de « héros » et encore plus celui de « super-héros » ne leur convient donc pas du tout, le créateur du second titre, lui, affirmait haut et fort que seule la folie pouvait mener un homme à se déguiser pour aller tabasser des criminels et que pour cette raison parmi d’autres la notion même de vigilant était devenue à l’époque aussi anachronique que celle des légendes des chevaliers d’antan qui l’avait peut-être inspirée.


Ce développement du genre se poursuivit à travers des productions comme Rising Stars (scénarisée par Joe Michael Straczynski ; 1999-2005), The Authority (Warren Ellis & Bryan Hitch ; 1999-présent) ou Kingdom Come (Mark Waid & Alex Ross ; 1996), parmi d’autres, en illustrant au passage le triomphe de l’hypercapitalisme ultralibéral, d’abord sous la présidence de Ronald Reagan (1911-2004) au cours des années 80, puis après la chute du bloc communiste dans la décennie suivante. On peut en effet souligner que le super héros reste une itération du surhomme et s’affirme donc, en raison même de ses capacités surhumaines qui le placent au-dessus du commun des mortels, comme une contestation de cette doctrine libérale qui exige que les chances soient les mêmes pour tous (1) ; rappelons que Superman, le tout premier super héros de l’histoire du comic book, fut créé par Jerry Siegel (1914-1996) et Joe Shuster (1914-1992) en 1932 avant de connaître sa première publication en 1938, soit lors de cette Grande Dépression qui resta longtemps la plus grande crise du libéralisme. Le « Dark Age », par contre, s’affirme comme l’exact opposé de cette période, d’où une des raisons possibles derrière le déclin des super héros dans le cœur des lecteurs : ces chevaliers de pacotille, en fait, avaient bel et bien échoué à sauver le monde de ses pires prédateurs…


Ainsi, Marshal Law s’affirme-t-il avant tout, et dans la droite lignée des œuvres fondatrices du « Modern Age » déjà citées, comme une satire d’une certaine Amérique dont les dérives « va-t-en guerre » ainsi que les replis sur les valeurs religieuses et/ou consuméristes ne servent en fait qu’à cacher l’effondrement de ce rêve américain qui, bien évidemment, ne pouvait résister à l’épreuve de la réalité. D’ailleurs, le symbolisme du personnage de Super Patriote, incontestable caricature de Superman, ne laisse ici aucun doute : super héros issu de manipulations génétiques et resté jeune uniquement en raison d’un long voyage dans l’espace à des vitesses relativistes (2), il ne se distingue du commun des mortels qu’à travers ces artificialités que constituent ses super pouvoirs et autres capacités surhumaines mais sans les compléter par aucune des qualités véritables, celles du cœur et de la compassion, qui caractérisent le vrai héros, celui-ci semblant destiné à demeurer une légende – et pour cause : il paraît bien trop beau pour être vrai… Quant à Marshal Law lui-même, son nom est un jeu de mot évident avec « martial law » qu’on peut traduire par « loi martiale » ce qui en dit bien assez long sur le personnage ; pourtant, et en dépit de son costume tout bardé de signes de force et d’autorité, il reste peut-être encore le moins atteint des deux.


Pour toutes ces raisons, Pat Mills et Kevin O’Neill n’y vont pas par quatre chemins dans la violence tant graphique que morale. Si le premier nous présente un scénario mené tambour battant mais où le lecteur se verra néanmoins bien inspiré de prêter une attention particulière au verbe utilisé tout le long du récit afin d’en cerner toutes les nuances, le second témoigne ici d’une évolution très nette de son art qui donne l’impression de s’aventurer du côté des exagérations à tendance caricature satiriste que ne renierait pas un Bill Sienkiewicz, et surtout pas quand ce dernier travaille avec un certain Frank Miller… Bien sûr, ce premier tome se montre encore assez timide sur les principales qualités de cette série à bien des égards exceptionnelle et se cantonne dans les grandes lignes à une présentation de son univers déjanté, pour dire le moins, et de ses personnages tout autant dérangés en posant les bases de son intrigue elle aussi à la hauteur des deux autres ingrédients : nous aurons l’occasion de voir dans les chroniques des prochains volumes de quelle manière ce cocktail murira peu à peu jusqu’à atteindre le stade de l’explosif.


Avec son ambiance de folie furieuse qui épingle brillamment les dérives d’une certaine Amérique dont les excès perdurent encore, Marshal Law reste à ce jour un des plus brillants exemples de ce que les comics de super héros peuvent offrir à des lecteurs exigeants. L’a d’ailleurs prouvé le succès que connut son protagoniste principal tout au long des années 90, à travers une dizaine de récits inscrits à la suite de celui-ci.


(1) Gérard Klein, « Surhommes et Mutants », préface à Histoires de mutants (Le Livre de Poche, collection La Grande anthologie de la science-fiction n° 3766, 1974, ISBN : 2-253-00063-9) ; lire ce texte en ligne.


(2) pour un exemple explicité de ce processus, voir le paradoxe des jumeaux, ou paradoxe de Langevin.


Note :


Si les volumes de l’édition française de cette courte série peuvent s’avérer assez difficiles à trouver, du moins à un prix raisonnable, une réédition complète des récits mettant en scène le personnage de Marshal Law est parue le 23 avril 2013 sous le titre de Marshal Law: The Deluxe Edition (DC Comics, 480 pages, ISBN : 978-1-401-23855-1).

LeDinoBleu
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le 5 mai 2013

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