Il y a eu plusieurs Urasawa comme il y a eu plusieurs Tezuka. Il y a d’abord eu celui qui se cherchait ; et que je me suis plu à trouver à l’occasion de cette lecture, puis il y eut l’auteur d’un polar imprégné de l’aura de Tezuka, celui qui le consacra comme le digne héritier du maître, celui qu’il voulait devenir. Enfin, il y eut le Naoki Urasawa qui, suite à sa consécration, sera devenu l’homme d’une même recette rédactionnelle ressassée en boucle jusqu’à se laisser emporter dans un tourbillon d’où les idées jaillissaient à foison mais en désordre ; celui qu’il est devenu et n’aura pas cessé d’être depuis le milieu de 20th Century Boys.
Master Keaton, entrepris en tandem avec Hokusei Katsushika son co-scénariste, se situe dans la première partie de la vie d’auteur de Naoki Urasawa, celle qui précéda la reconnaissance internationale dont il put jouir à compter de Monster. Il y a de la simplicité dans le trait qui, lui, n’est que le fait de Urasawa. Pas une simplicité rudimentaire et rupestre, mais une retenue pudique et maîtrisée qui, si elle n’éblouit pas le regard, le contente néanmoins du fait de la minutie avec laquelle elle s’orchestre. Les dessins, tributaires d’un style graphique déjà bien ancré, s’agencent parfaitement dans un paneling soigné – quoi que plus pressé et maladroit que ce à quoi ses œuvres suivantes nous ont habitué – qui nous relate le récit comme l’aurait fait un réalisateur de cinéma méthodique.
Master Keaton, par son manque de gêne, son excentricité intellectuelle et sa rudesse chafouine, me seront instantanément apparus comme les justes traits d’un personnage à la fois à part et authentique. Je déplore que sa personnalité se soit lissée à outrance par la suite ; comme si Urasawa ne pouvait qu’accepter des types proprets et sages comme personnages principaux.
Master Keaton n’est pas le manga d’une idée, mais un recueil d’idées ingénieuses parsemant le fil d’une intrigue pas seulement plaisante, mais prenante. Car on s’y laisse prendre à l’aventure Keaton et ce, à compter des premières pages, avant même que le chapitre inaugural ne se soit conclu. McGyver n’a qu’à bien se tenir alors que du scotch et une louche permettront à Keaton de se prémunir du pire.
Toutefois, malgré le personnage, malgré les paysages – Urasawa est un indécrottable amoureux de l’Europe – Master Keaton est un recueil d’enquêtes où le coupable se dévoile parfois même avant que l’enquête n’ait lieu. On ne dégustera pas d’intrigues franchement ficelées alors que l’affaire s'avère finalement résolue d’avance. Il n’est pas raisonnable d’espérer du Detective Conan sous la plume et la maestria d’Urasawa. Le cadre des enquêtes est cependant toujours aguicheur, ce qui s’ensuit est cependant plus banal qu’on ne l’espérerait.
Master Keaton, en plus d’être McGyver, c’est aussi l’Indiana Jones japonais. Mêmes talents, mêmes attributions – lui aussi est un archéologue aventureux – mais avec davantage d’astuce dans la caboche et surtout, de culture à exhiber à ses spectateurs. Urasawa fait honneur à l’archéologie alors qu’il nous ensevelit sous les connaissances historiques ici disséminées sans parcimonie.
En amoureux des vieilles pierres – on le devine rapidement – Urasawa grime les ouvriers de chantiers en rustauds débiles ayant à cœur de détruire des vestiges historiques dans un rire gras. On croirait lire du Tetsuya Tsutsui alors que tous ceux ne partageant pas la vision du professeur Keaton et de sa fille sont présentés comme des individus obtus et stupides.
Je déteste les vestiges pour ma part, ou du moins, ce qu’elles impliquent de par leur existence. Muséifier un passé revient, à mon sens, à admettre que l’on a renoncé à lui succéder ; à vouloir faire mieux que ce qui nous a précédé. Des merveilles, à force que nos connaissances s’accumulent et que le progrès technique évolue, nous devrions être en mesure d’en bâtir treize à la douzaine à chaque année qui vient. Des merveilles fonctionnelles j’entends, qu’on puisse habiter et pratiquer de par des usages quotidiens, pas des splendeurs visant à être conservées comme des ruines à simplement apprécier du regard. Mais nous en sommes à un point de l’histoire où nous détruisons des sites historiques pour ne rien construire de grand après. Je déplore que monsieur Urasawa ne fasse pas ce constat lui aussi, qu’il pousse la réflexion jusqu’à ce point.
Mais il est vrai que les Japonais n’ont pas le même attachement que les Européens aux vieilles pierres. Tout ce qui est plus moderne leur apparaît meilleur, aussi, le vieux doit s’effacer devant le neuf. C’est ainsi que des établissements et des habitations traditionnelles disparaissent en masse sous des buildings froids et sans authenticité. Ce constat amer, je le partage avec Naoki Urasawa qui, foncièrement, est un Européen de cœur ; pour le meilleur et pour le pire que cela suppose.
Quand je craignais que l’aspect action d’Indiana Keaton ne soit trop sur le devant de la scène, Urasawa évitera de chavirer vers ces rivages peu avenants pour maintenir son embarcation à flot sans que celle-ci ne tangue jamais. Des histoires d’expertise archéologiques, de fouilles, de chasse-à-l’homme, de survivalisme réaliste, d’enquêtes diverses, d’intrigues familiales et bucoliques permettent aux histoires qui se multiplient de varier dans leur registre de sorte à ce qu’il soit ainsi plaisant de les lire. On trouve difficilement prétexte à s’ennuyer à cause d’une quelconque routine. Il y a un peu des Gouttes de Dieu dans l’idée, à la différence prêt qu’on prend soin ici de ne pas trop s’appesantir sur une intrigue en particulier de peut qu’elle ne lasse à court ou moyen terme.
On renouera même à une occasion avec les ruines Ouïghour perçues dans Eden. Un regard moins complaisant et plus nuancé sera porté sur eux. On retrouve aussi la marque de fabrique Urosawa, avec les criminels magnifiques, les putes au cœur d’or et les excès de bienveillance portés sur les malfaiteurs en général. Ça m’avait séduit du temps de Monster, la recette est ici un peu plus grossière quand elle se cuisine le temps d’un chapitre. Il y aura même le couplet anti-raciste mièvre et supposément larmoyant à l’occasion de la narration de l’histoire d’un ancien Boers, ou bien d’une cinquième colonne néonazie articulée autour de l’histoire de l’ancien poignard d’un S.S. À force, ça me fait rire plus que ça m’exaspère.
Si je devais multiplier les comparaisons avec des œuvres analogues, je dirais que Master Keaton est un City Hunter qui ferait dans la mesure et la finesse. La culture se substitue ici aux paires de nichons sur pattes qu’étaient les donzelles courtisées par Ryo Saeba, mais les enquêtes mouvementées s’étalant sur un seul ou quelques chapitres à peine rendent la comparaison aisée.
À tout prendre, malgré la qualité indéniable de la plupart des enquêtes et autres aventures, je serais incapable de dire laquelle était ma préférée. Toutes étaient correctes, mais elles n’étaient que correctes. Il leur manquait un je-ne-sais-quoi pour leur donner du corps et de la substance. Difficile de mettre le doigt sur quoi exactement, mais il y a une carence dans ce que nous lisons avec Master Keaton, cela se sent davantage que cela s’observe, mais on ne saurait le nier.
Je m’étonne à force, qu’un enquêteur pour une compagnie d’assurance doublé d’un archéologue, se mêle à tant et tant d’aventures qui, a priori, n’ont que peu de lien avec ses attributions. Master Keaton est avant tout un inspecteur privé venu se mêler à tous les micro-drames s’orchestrant dans les foyers européens.
Le format épisodique, nous faisant perpétuellement osciller d’une aventure à l’autre, n’aura décemment pas contribué à me faire apprécier l’œuvre. Même en sachant pertinemment que cela est préférable au risque de m’ennuyer sur une intrigue de temps long, ce changement constant de paysage empêche de réellement s’accrocher à l’œuvre qui nous glisse des doigts d’un chapitre à l’autre, même si l’on cherche à s’en saisir fermement.
Et quand la fin se profile, elle rappelle à ceux qui ont lu – ou qui ont vu – Monster que la conclusion en apothéose de ce chef d’œuvre avait eu droit à une ébauche dans les planches de Master Keaton. Le massacre isolé dans un petit village éloigné de tout sur fond de complot de la police secrète communistes des pays de l’Est, c’était clairement le prototype de la fin de Monster ; vouloir passer à côté de cette observation, c’est se mentir à soi-même. La conclusion est cependant loin d’être à la hauteur. Les histoires en format épisodique, même quand elles s’achèvent avec une apothéose, ne se terminent que sur un fin bien mal inspirée, Master Keaton ne déroge pas à la règle.
Chacun appréciera Master Keaton comme un bon petit divertissement facile à oublier du fait des intrigues plurielles qui, pour beaucoup, n’ont finalement rien de bien mémorable. Mais il s’en trouvera peu sinon aucun pour l’apprécier comme une œuvre à part.