Medz Yeghern est le nom choisi par les Arméniens pour qualifier le génocide qui les toucha en 1915. Le propos et l’ambition de Paolo Cossi dans ce roman graphique sont on ne peut plus clairs, raconter cet épisode important du début du XXème siècle, trop longtemps ignoré et qui fait encore l’objet de négationnisme de la part du pouvoir turc.


L’album est préfacé par Antonia Arslan, ancienne professeure de littérature italienne à l’université de Padoue et descendante de réfugiés arméniens, qui nous dit dans son texte en quoi le travail de Paolo Cossi est important. Ce texte étant à la fois juste et beau, je me permets de vous en proposer une grande partie :



Le soir, après le dîner, on écoute les histoires des survivants.
Adultes, on lit leurs mémoires, ce qu'ils ont écrit ou raconté,
recueillant avec une douloureuse peine les terribles souvenirs de
leurs expériences, les bribes de leur vie paisible au pays perdu, la
nostalgie qui, pour toujours, les dévore. On veut en savoir plus, on
veut comprendre. On se plonge dans les manuels scolaires, mais il n'y
a rien. Un silence menaçant plane sur l'histoire du premier terrible
génocide du XX°siècle. Ceux qui veulent en parler, ceux qui
s'interrogent et s'informent, s'entendent conseiller de regarder
ailleurs. Parce que non seulement les Arméniens ont disparu de leurs
terres ancestrales, mais il faut en plus faire comme s'ils n'avaient
jamais existé. Leur culture millénaire fut balayée de l'Anatolie en un
seul été, ce maudit été 1915. Et d’eux, tout à disparu : les vieilles
églises et les maisons, les villes et les villages, les fontaines et
les champs fertiles, les vergers et les roses, les doux animaux
domestiques et les jeunes filles en fleur. Oubliés, disparus, les
danses joyeuses, les pèlerinages aux grands monastères, les chœurs de
jeunes filles après la moisson, le son tendre et nostalgique du duduk.
Les survivants se sont éparpillés aux quatre coins du monde, et le
monde les ignore. Mais que s'est-il passé ? Que s'est-il réellement
passé ? Ces dernières années, la curiosité et l'intérêt pour cette
immense tragédie, qui eut lieu pendant la Première Guerre mondiale sur
le territoire de l'actuelle Turquie, se sont indubitablement
réveillés. Pourtant, pour comprendre vraiment ces horribles événements
et leurs conséquences, pour saisir, non seulement avec l'esprit mais
aussi avec le cœur, et à travers les images, la terreur, le sang des
victimes et la brutalité des assassins, les statistiques et les
manuels d'histoire ne suffisent pas. Les faits doivent revivre à
travers les personnages : les hommes, les femmes, les vieillards, les
enfants qui ont traversé cette tragédie, les morts et les survivants
avec leurs histoires. On a besoin de caractères forts, de personnages
à qui s’attacher pour accomplir avec eux un voyage dans leur histoire.
C’est ce qu’a fait Paolo Cossi, avec une immense force visionnaire et
créative, en nous faisant revivre l’épopée tragique des Arméniens.



La grande crainte indiquée par Antonia Arslan est le silence et l’oubli. C’est d’autant plus juste que Paolo Cossi lui-même, Italien né en 1980, n’avait jamais entendu parler du génocide des Arméniens avant 2006…(lire un entretien de Cossi avec Nicolas Anspach). Et si les travaux des historiens sont bien sûr absolument indispensables, chacun se rend bien compte que cela ne suffit pas, d’où l’importance de la transmission par d’autres biais, plus populaires et accessibles, comme la bande dessinée.


Paolo Cossi, s’il n’est pas historien, s’est manifestement très bien documenté pour son travail, qui mêle personnages réels et imaginaires. Le génocide n’est pas présenté d’en haut, comme le ferait un historien, mais d’en bas, par le prisme de personnages qui vont évoluer dans le cadre du génocide et vont nous en fournir une histoire intime, que ce soient des victimes, leurs bourreaux, ou des témoins.


Différents aspects du génocide sont abordés : on découvrira le sort de ces soldats arméniens de l’armée turque démobilisés puis assassinés en plein désert, les brimades, arrestations, violences, viols et exécutions menées par les Turcs sur les civils arméniens, présentés comme un danger intérieur, la déportation des survivants vers le désert syrien, la folie qui gagne les déportés, mais aussi la résistance (les 40 jours du Moussa Dagh, avec une issue heureuse), puis, à la fin de l’album, le procès de Soghomon Tehlirian, qui assassina en 1921 un des trois principaux responsables du génocide, Talaat Pacha. Il sera aussi question de différents personnages réels ayant eu des attitudes beaucoup plus positives, comme Johannes Lepsius et surtout ce sous-lieutenant allemand, Armin Wegner, qui prit clandestinement des photos du génocide, qui sont d’ailleurs quasiment les seules images dont nous disposons aujourd’hui sur cet épisode tragique.


Le récit commence à la deuxième personne, pour impliquer le lecteur dans les événements décrits, pour le toucher davantage, comme s’il y avait un doute, alors que le récit et les dessins produits sont clairs, précis et implacables. Ils s’appuient notamment sur les photos d’Armin Wegner, terribles. Cossi nous rapporte des scènes insoutenables, un dessin fait d’ailleurs un parallèle avec Guernica de Picasso : il s’agit de nous montrer l’horreur, sans pudeur, loin de la froideur clinique du travail des historiens. L’album est néanmoins agrémenté de nombreuses informations historiques, des dates, des chiffres, des faits, mais aussi les extraits glaçants de certains télégrammes de commanditaires du crime.


Ainsi, Paolo Cossi nous montre la réalité de ce que fut ce génocide. Il met aussi en avant les responsabilités des dirigeants Jeunes Turcs, mais son récit n’est pas sans nuances en ce qui concerne le peuple turc: s’il décrit très bien les terribles exactions menées principalement par les soldats turcs (mais aussi par des Kurdes), il introduit aussi un personnage turc qui aide les Arméniens au péril de sa propre vie. Cossi insiste sur ce point en plaçant dans la bouche d’Armin Wegner le propos suivant : « le peuple turc n’est pas mauvais, au contraire, mais, en ce moment, il est guidé par des personnes qui le portent à mal agir ». Bref, comme le dit Mustapha Arzoune, « Paolo Cossi semble avoir conçu sa bande dessinée pour entretenir le feu de la mémoire mais aussi pour préserver toutes les chances d’une réconciliation ».


« Qui parle encore aujourd’hui de l’extermination des Arméniens ? » questionnait Hitler le 22 août 1939, dans un discours aux commandants en chef de l’armée allemande, pour justifier les exactions à venir à l’encontre du peuple polonais lors de l’invasion de la Pologne qui allait débuter dix jours plus tard. Hitler avait peut-être raison à l’époque, mais bien heureusement, ce n’est pas le cas aujourd’hui : des historiens ont travaillé sur ce génocide des Arméniens et continuent de le faire. Leur travail est essentiel. Le roman graphique de Paolo Cossi est certes d’un autre ordre, mais il est aussi fondamental pour lutter contre l’oubli et au contraire entretenir la flamme de la mémoire. Nous pouvons lui en être reconnaissant.

socrate
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le 11 avr. 2020

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