1998. Enki Bilal est au sommet de son art. Son album "Le sommeil du Monstre" dévoile des images bouleversantes, chaque case ou presque constituant un tableau d'une densité admirable.
L'univers glacial dans lequel évoluent ses personnages est tout à la fois familier et effroyable : futur proche où l'obscurantisme et l'intelligence artificielle sont tenus pour acquis, tandis que la chirurgie cybernétique fait des ravages sous l'égide de l'abject Dr Warhole...
Le scénario est tout aussi excitant, qui s'appuie sur les cicatrices de la guerre en Yougoslavie et donne des rôles à d'inquiétantes répliques clonées ("Blade runner" en filigrane) et à une myriade de trouvailles techno-futuristes.
Les personnages sont toujours aussi somptueux, et l'ambiance de plus en plus fantasmatique en conservant sa rigueur de construction.
Bref, on se trouve à n'en pas douter en face d'un futur chef-d'oeuvre.
2003. Il a fallu attendre pendant 5 ans le deuxième tome, délai honorable puisque l'auteur fait paraître un album tous les 6 ans depuis 1980...
L'intrigue techno-politico-historique savamment mise en place se poursuit. Les 8 pages immaculées du début créent un intermède d'une fadeur décevante, tandis que le cauchemar se poursuit implacablement, libérant le suspense et offrant des scènes d'une noirceur funeste.
2006. Le raccourcissement du délai de livraison témoigne d'une hâte d'autant plus suspecte que les éditions Casterman ont repris le titre aux Humanoïdes Associés, et annoncent un quatrième tome à la trilogie initialement annoncée.
Le dessin se déli(t)e, les pages "dépêches afp" se multiplient (1/10), on cite "Alien" et "La mouche". Certaines cases semblent franchement bâclées et d'improbables personages secondaires font leur apparition (notamment un magnat du football serbe et une sorte de sosie de Christine Lagarde...)
Le scénario reprend les thèmes, au demeurant perspicaces, de la perméabilité des religions et du monde profane, et ménage un brin de suspense avec des images récurrentes de corps disloqués dans une dimension parallèle.
Hélas, on se surprend à n'éprouver aucune impatience à l'idée de la sortie du dernier tome.
2007. Neuf ans après "Le sommeil du monstre", le scénario semble avoir muté au gré des vents. Ses allusions à la faune sous-marine atteignent les abysses, de même que ses anagrammes. On se dit qu'il craque quand il cite Godard. On lève les yeux au ciel en voyant ses personnages virer leur cuti comme si l'auteur lui-même se repentissait.
Comble d'inélégance, des photos grossièrement retouchées se substituent aux cases, témoignant d'une lassitude à faire de beaux dessins.
Et voilà... la tétralogie est terminée. L'édition intégrale en fusionnra les deux derniers tomes, pour coller avec l'intention initiale. La fresque qu'on entrevoyait magistrale est retombée comme un soufflé.
Et pourtant... à la relecture, je ne peux m'empêcher de constater que même dans son déclin, cette BD foisonne d'idées intéressantes, et que la mutation dont le thème domine le récit, s'applique jusqu'à son support.
Quand on connaît la cote des dessins originaux, on ne peut que déplorer que leur succès ait emprisonné le dessinateur dans une recette de belles images facilement identifiables.
Et si Bilal n'était plus un dessinateur de BD, art dans lequel il a largement fait ses preuves depuis plus de trente ans?
Et si l'heure de la mutation était venue pour lui? Ne peut-on pas être indulgent avec l'artiste, qui n'est pas uniquement un producteur d'images et d'histoires? Peut-être que c'était celle de trop.
Allons, Bilal, étonnez-nous. Vous êtes un type trop inspiré pour qu'on puisse vous ranger dans une case. Surtout celle de la BD franco-belge !
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