Œuvre testamentaire, Morgan l’est notamment parce qu'il s'agit de celle où Hugo Pratt a su le mieux concilier deux constantes majeures de son œuvre : la mélancolie et la violence. "Nous sommes très beaux, Séménov!" s'exclame ainsi le sanglant baron von Ungern-Sternberg dans Corto Maltese en Sibérie "Très beaux… et surtout très fous!" rétorque Séménov. Mais que personne ne s'y trompe, c'est en faisant couler le sang que le "baron fou" a mérité son surnom, pas en récitant du Coleridge. De même, la bibliographie de Pratt est émaillée de récits où la folie meurtrière l'emporte nettement sur la folie douce (Un Fortin en Dancalie, Les Éthiopiques), et vice-versa (Fables de Venise, Les Helvétiques).
Non pas que ce soit nécessairement une condition préalable à sa réussite, mais Morgan arrive selon moi au parfait équilibre. Attention, il s'agit aussi d'une des histoires de Pratt les plus ancrées dans le réel : nul voyage au pays des songes celtiques, orientaux ou médiévaux, point même d'errance introspective dans le désert ou à la frontière américaine : juste les sauts de puce d'un officier de la Marine de sa Gracieuse Majesté sur le front méditerranéen de la Seconde Guerre Mondiale, entre 1943 et 1945. Le côté "chroniques" est même accentué par la narration du personnage titulaire, via son journal de bord.
Un bref compte-rendu des diverses missions du lieutenant de vaisseau Morgan pourrait donner l'impression d'un ensemble peu trépidant : sauvetage de prisonnier, escorte de commandos, assassinat d'une espionne, "conseil technique" auprès des troupes irlandaises, transport de motos allemandes capturées… on est loin des chasses au trésor caribéennes et sibériennes ! "Je suis le postier de la Royal Navy" constate d'ailleurs amèrement l'intéressé. Pourtant, c'est précisément cette monotonie qui fait la force de Morgan, en en faisant une histoire plus contemplative, une réflexion sur un "anti-héros de l'ombre" comme il y en a tant eu dans les diverses armées de cette époque.
Cynique, caustique et doté d'un physique so british et peu avantageux avec ses oreilles décollées et ses dents de castor, le lieutenant Morgan (dont nous ne connaîtrons jamais le prénom) paraît ainsi aux antipodes de Corto Maltese et Koïnsky, ces versions fantasmées d'Hugo Pratt. Il n'est pourtant ni moins intelligent ni moins courageux qu'eux ; il est même décrit comme l'un des meilleurs officiers de la Royal Navy par l'un de ses supérieurs. Or, c'est justement son extrême compétence qui empêche ces derniers de l'envoyer sur les missions les plus dangereuses. Pour eux, Morgan est donc un as dans la manche, quelqu'un que l'on garde pour le sale boulot, les tâches plus politiques, celles qui préparent le terrain de la Guerre Froide, notamment.
Et pour sales, elles sont sales : lorsqu'il passe à l'action, Morgan ne fait pas dans la dentelle. Prisonnier tchetnik froidement exécuté ("Mais… je me rends!" " Ça n'a pas d'importance"), sentinelles allemandes égorgées, jeune femme assassinée… l'homme au nom de pirate (et de rhum…) effraie jusqu'à ses propres hommes lorsqu'il éviscère le cadavre encore chaud d'un soldat de la République de Salo pour le faire couler ! À côté de cela, Hugo Pratt ne serait pas Hugo Pratt si son personnage principal n'était pas un intellectuel, aux opinions certes tranchées sur Walpole et son Castle of Otranto ("Plus qu'un conte gothique, je trouve que c'est un conte merdique") mais moins poseur que le matelot maltais et moins impulsif que le cavalier polonais.
Tout aussi prattien : son amour inavoué et inabouti pour la pétillante Evelyne Cunningham, fille de l'amiral, qui donne quelques-unes de ses plus jolies pages à l'album, notamment cette séquence où le duo vient à bout d'un petit village italien tenu par des Fallschirmjäger depuis un aérostat. "Il devrait y en avoir plus comme Evelyne Cunningham", se dit Morgan, et il a bien raison. Ce couple idéal ne se reverra cependant pas de l'album ; leur relation s'en ira rejoindre le royaume des non-dits, où Pandora et Shangai Li sont reines.
Corto Maltese parcourt le monde entier à la recherche de trésors ; Koïnsky défait les armées allemandes et italiennes à lui tout seul. Morgan pourrait très bien faire l'un et l'autre, mais Pratt, par l'entremise du haut commandement de la RN, lui coupe les ailes. Ainsi, Morgan est davantage une réflexion sur ce que Pratt, vieillissant, n'a pas fait, plutôt qu'un énième récit de ses propres voyages et tribulations. Déjà dans La Maison Dorée de Samarcande, Corto se retrouvait confronté à sa conscience, laquelle lui reprochait sa non-implication, son "désir d'être inutile" comme l'a si joliment formulé le génie vénitien. Rêvant plus que jamais les yeux ouverts, Pratt s'invente donc un ultime fantasme, celui du bon soldat : intelligent, rusé, efficace, mais au bout du compte, rien qu'un "instrument émoussé", comme dirait Ian Fleming.
Mais comme jusqu'au bout, Hugo Pratt sera resté allergique à l'autorité, Morgan se termine sur un ultime pied-de-nez plein d'ironie : le lieutenant de vaisseau décide de jeter par-dessus-bord douze superbes motos BMW que l'amirauté ne veut pas voir entre les mains des partisans communistes de Tito. Qu'à cela ne tienne, ces belles montures Morgan a décidé qu'aucun côté du Rideau de Fer n'en profitera, et en fait cadeau à la Mer Égée, avant de les peindre sur la coque du RMS Sbragador, à la manière des tableaux de chasse très à la mode à l'époque. Plus fort encore que le désir d'être inutile : celui d'être libre et indépendant. On ne se refait pas.