MW
7.4
MW

Manga de Osamu Tezuka (1976)

Chef-d'oeuvre de cruauté sans concession, un des plus grands mangas !

Nota Bene : à propos de mon titre, je précise que je mets volontairement un "s" au pluriel à "manga", comme je ne dis pas "scénarii" en singeant piteusement l'accent italien au milieu d'une phrase en français, mais "scénarios".


**
Tezuka est à l'évidence le plus grand mangaka et tout ce qui se fait aujourd'hui a beau avoir un graphisme différent la production actuelle existe un peu grâce à lui et lui est étroitement redevable. Urazawa ou Leiji Matsumoto tiennent de lui, et ainsi de suite.
Actuellement, les éditions Delcourt / Tonkam rééditent plusieurs de ses oeuvres maîtresses dans une "collection Tezuka" de grand format avec des couvertures cartonnées. Les volumes sont massifs, mais on évite le basculement maladroit dans l'annuaire peu ergonomique.
Cette collection est en cours. Les cinq volumes de Phénix et celui de Demain les oiseaux vont suivre, ainsi qu'un volume Princesse Saphir. Il y aura un volume également sur Kirihito, mais, pour l'instant on a déjà les deux volumes de L'Histoire des 3 Adolf, les quatre volumes de La Vie de Bouddha et enfin avec un volume pour chaque histoire : Ayako, Barbara et MW. Tezuka était probablement quelqu'un de très orgueilleux : ses sujets sur Adolf ou Bouddha ou son développement de la légende de Son Goku ont à avoir avec l'expression d'une ambition démesurée. Tezuka s'est imposé assez longtemps avec la référence à l'univers de Walt Disney, avec son Pinocchio revisité qu'était Astro, le petit robot, etc., mais dans les années 70 plusieurs auteurs ciblent désormais un public adulte et cherchent de nouveaux codes pour correspondre à ce public. Tezuka était critique à l'idée d'un dessin trop réaliste dans le manga, et il a conservé cette conviction. L'évolution de la production de mangas ne lui plairait sans doute pas vraiment aujourd'hui. Mais il paraît qu'il aurait été aussi au départ contre ce genre "gekiga", si j'ai bien noté, ce genre de bande dessinée ciblant un public adulte. Finalement, il se ravise, veut montrer qu'il ne laissera rien lui échapper et il sort des tomes fascinants où l'horreur, la sexualité, le macabre, l'immoral atteignent des sommets vertigineux.
Barbara est un récit d'une poésie envoûtante, mais Ayako est selon mes critères le sommet de cet art adulte qui joue avec le répugnant. Et, s'il faut commencer par une lecture parmi les mangas plus adultes, on se dirigera en priorité vers Ayako, immense chef-d'oeuvre. Pourtant, MW semble avoir la réputation du plus immoral des mangas de Tezuka, il serait l'apothéose de la cruauté cyniquement entretenue. C'est que l'horreur si insoutenable dans Ayako est le résultat d'un ramassis d'êtres mesquins. Le sort d'Ayako nous bouleverse plus que l'histoire de MW, mais ce dernier manga sent plus le soufre par le caractère diabolique de son personnage principal, par l'impunité qui lui tient compagnie, par le débordement d'amour de plusieurs personnages pour cet être répugnant. Et dans ce cynisme sordide, Tezuka a fait moins de concessions au grand public qu'un Urazawa dans Monster, ce qui est une des raisons, mais pas la seule, qui contribuent à mettre le manga MW un cran au-dessus de ce qu'a fait Urazawa. D'ailleurs, même si je n'apprécie pas Death Note, il faut remarquer que le personnage de L de ce manga récent s'inspire de Meguro l'inspecteur qui traque le froid assassin de MW. Nous pourrions pousser plus loin l'enquête sur la genèse de nombreux mangas actuels réputés sombres qui ont leurs sources, un peu dans Urazawa déjà et beaucoup dans les "espèces de romans" plus adultes de Tezuka, au premier rang desquels MW lui-même.
Réuni en un seul volume, MW est un manga de 576 pages (pages 7 à 582) divisé en vingt-six chapitres. Il est précédé d'une préface de Patrick Honnoré (pages 3-5) et d'une page de sommaire (page 6).
La couverture offre un fond noir marqué d'une croix mauve, symbole chrétien qui en chutant obliquement prend la forme d'un X suggestif, cela derrière la tête des deux héros principaux, avec l'un plus viril qui sert contre son poitrail l'autre aux yeux fermés. Ce gars viril, c'est l'homme protecteur qui est dans l'axe de la croix en train de tomber, c'est donc le fort protecteur qui est dans l'aspiration religieuse. Il y a élévation de son regard dans le sens de la croix et l'inclinaison de la croix suggère aussi qu'il la porte comme un martyre, décidément une riche symbolique discrète dans la couverture. L'autre visage est bien centré sur l'image, il a les yeux fermés comme une énigme. Le titre interpelle également avec le renversement du M en W : l'initiale de Man retournée en l'initiale de Woman, peut-être, mais pas seulement...
Qui sont ces personnages ? Le grand homme protecteur qui a l'air d'avoir une certaine puissance physique est un prêtre catholique, religion peu présente au Japon, mais il ne faut pas oublier que le Japon a été découvert un peu avant 1544 par des marins Portugais. Nous le savons par un rapport de 1548 d'un rescapé espagnol de la flotte de Villalobos Garcia de Escalante Alvarado. Cet espagnol rapporte un premier témoignage du gouverneur de Ternate dans les Moluques, Diogo de Freitas, selon lequel une poignée de deux ou trois Portugais a découvert en 1542 en partant du Siam l'archipel des Ryûkyû (ou Léquios ou Okinawa), qui ne fut assimilé par le Japon que plus tard, à partir de 1609, puis un second témoignage d'un galicien nommé Pero Diez, qui lui apprend qu'en 1544 il s'est rendu au Japon avec des Portugais sur une jonque chinoise partie du port de Patani sur l'île de Bornéo, et que d'autres Portugais en faisaient autant en partant d'Okinawa. En 1552, le père jésuite François Xavier dira lui-même que le Japon a été découvert neuf ans plus tôt en 1543. Or, Pero Diez, dont le témoignage est rapporté par Garcia en 1548, est le premier européen identifié de nom qui se soit rendu au Japon. D'autres documents parlent d'un da Mota, d'un Zeimoto et d'un Peixoto, mais ces documents sont tardifs, en partie mensongers et erronés. Par exemple, nous savons que Galvao qui cite ces trois noms Portugais comme découvreurs du Japon confond le témoignage de Diogo de Freitas sur la découverte de l'archipel des Ryûkyû avec la découverte du Japon, lequel Galvao était reparti au Portugal depuis 1540, ce qui fait qu'il n'était même pas un témoin privilégié des choses. Les seigneurs Japonais se sont passionnés pour la religion et la culture des marchands Portugais. En 1549, un père fondateur de l'ordre des jésuites, François Xavier, s'est rendu au Japon, parce que les marchands avaient réussi à convaincre un Japonais de se convertir, et parce qu'un seigneur lui-même voulait qu'une ambassade portugaise aille demander au vice-roi du Portugal en Inde de ramener des prêtres chez eux. Le problème, c'est que les jésuites ont ensuite pris le contrôle de l'évangélisation du Japon, ont procédé sans ferveur populaire, avec du dogme rigide, de la hiérarchie, des magouilles politico-commerciales, en demandant aux Japonais de brûler les symboles et temples bouddhistes et shintoïstes qui, souvent, contenaient des reliques ou symboles à la mémoire des ancêtres. Les seigneurs favorables au christianisme, Oda Nobunaga, ou même carrément chrétiens, Sumitada, Yoshishige, Matsumune le célèbre samouraï avec le casque en croissant de lune, etc., étaient très puissants, mais finirent par tomber. Les nouveaux maîtres du Japon Hideyoshi Toyotomi et Tokugawa Ieyasu furent à chaque fois dans un premier temps patients avec les missionnaires jésuites, mais ils jugèrent nettement qu'ils étaient trop liés à la politique et que, surtout, ils ne respectaient pas les édits pour les empêcher de se propager au Japon. Du coup, alors que beaucoup de Japonais s'étaient convertis, les persécutions n'eurent de cesse de s'amplifier jusqu'à une éradication quasi complète. Les européens n'eurent plus aucun droit de séjour au Japon à partir de 1640, sauf les commerçants Néerlandais dans la presqu'île artificielle de Deshima, à côté de la ville de Nagasaki. Le christianisme a essentiellement survécu sur de petites îles reculées. En 1843, les Américains ont obligé le Japon à s'ouvrir à nouveau et ce fut le début de l'ère Meiji. On comprend dès lors qu'il y a une représentation symbolique complexe dans ce prêtre catholique Japonais, ce n'est pas une simple originalité exotique d'époque. Evidemment, dans les années 1970, après les guerres de Corée et du Vietnam, les Japonais sont aussi indignés de la présence d'occupation de l'armée américaine qui dure depuis la Seconde Guerre Mondiale. Après les bombes nucléaires subies, il y a eu le scandale du napalm, et il y a eu aussi un autre scandale dans la baie de Minimata. Une usine pétrochimique implantée là depuis 1907 et utilisant du mercure a commencé à rejeter dans la mer beaucoup de résidus de métaux lourds. La firme était un fleuron économique après la guerre, mais le scandale a éclaté. De nombreuses personnes à cause de la consommations de poissons sont mortes, plus de 900 entre 1949 et 1965. La pollution par le mercure a été établie en 1959, mais les déversements ont continué jusqu'en 1966, et les boues furent encore traitées en 1977. Pour les plus de dix mille malades à indemniser, l'état a encore fait la sourde oreille jusqu'en 1996, quelques années après la mort de Tezuka, sachant que MW est un manga paru en 1976, un an avant le traitement ultime des boues contaminées.
Ces données historiques ne sont pas anodines pour mieux appréhender l'aspect de critique politique et sociale du manga.
Donc, Garai est un prêtre Japonais et il éprouve un désir amoureux, du désir sexuel pour un monstre qui commet crimes, atrocités et meurtres sans frémir. Ce monstre qui nous est présenté comme étant Michio Yuki est un employé de bureau modèle qui commet de terribles méfaits. A rebours de ce qu'annoncent certains synopsis du manga, il n'a pas un dédoublement de personnalité où il serait gentil au boulot et méchant en-dehors du boulot, il s'agit de dissimulation. Il viole, il tue, parfois des enfants, il fait miroiter l'espoir de survivre à des gens qu'il abat ensuite, il envoie des bouts de cadavres à des pères de famille ou viole et tue leur fille pour ensuite salir leur image dans la presse, etc. Ce Michio Yuki se grime parfaitement en femme et il imite aussi à la perfection les voix de certaines d'entre elles qu'il a choisies pour proies de façon à faire croire qu'elles sont encore en vie. Il joue inévitablement sur deux tableaux et séduit les femmes aussi bien que les hommes, pratiquant donc une vie bisexuelle. C'est un manipulateur qui se rit de l'amour qu'on lui porte, y compris de celui du père Garaï, même si un attachement plus fort semble les relier entre eux.
Ce que nous apprenons dans le second chapitre, c'est l'origine sinistre de leur liaison. Adolescent, le père Garaï était un voyou qui martyrisait les gens avec sa bande. Sur une île de l'archipel d'Okinawa, il se retrouve seul dans une grotte avec un enfant souffre-douleur ingénu à attendre son groupe qui ne revient pas et là Garai avoue au garçon qu'il est trop mignon, qu'il regrette que ce ne soit pas une fille, et il passe à l'acte pédophile, lui le futur prêtre. Mais, comme les autres ne reviennent pas, ils sortent de la grotte et découvrent que tout le monde sur l'île est mort. Soudain, Michio Yuki est pris de nausée, les deux survivants s'éclipsent. Les nausées reviennent de temps en temps à Yuki, il a des gémissements soudains parfois selon ses collègues de boulot, il peut être emmenée en urgence à l'hôpital pour un malaise, donc le manga accrédite bien l'idée que l'intoxication est responsable de son état moral dépravé.
Rescapés, nos deux personnages savent qu'il y a eu une fuite d'un gaz mortel, le MW, qu'il faut prononcer Mu et qui donne son titre au manga, MW pouvant faire penser malgré tout à d'autres aspects comme l'ambivalence de la morale, un M retourné en miroir en W, comme l'inversion sexuelle avec le glissement du M de Man au W de Woman, car même si le titre désigne le gaz on peut l'exploiter à plusieurs niveaux. Or, personne ne va jamais parler du drame qui a eu lieu, rien dans la presse. Ils l'ont compris, l'affaire a été étouffée. Le problème, c'est que si Garaï semble commencer une rédemption, passer de voyou à prêtre catholique après avoir aidé Yuki à s'échapper de cette île, le petit Yuki si ingénu a été touché au cerveau par le gaz, et il est devenu depuis cette date un personnage pervers qui n'a aucune émotion humaine, aucun sentiment, aucun respect des autres et de leurs vies.
Le père Garaï croit à un moment donné à une évolution. Soudainement, les atrocités commises par Yuki ont l'air d'avoir pour but de venger les morts de l'île. Mais c'est une illusion, Yuki n'a aucune pensée de ce genre, il se sait condamner, mais il veut s'amuser, tuer le plus de gens possible, il rêve que l'humanité ne lui survive pas, et s'emparer du gaz qui a été déplacé et caché autre part devient sa vraie motivation à poursuivre les anciens responsables politiques du drame.
Plusieurs morts de femmes et d'enfants innocents jalonnent cette histoire. Yuki s'empare d'une femme qui a le malheur d'être amoureuse de son ami, le prêtre. Il élimine ses comparses ou les femmes qu'il vient d'honorer, sans complexe. Sa sexualité tourne même à la zoophilie, de préférence avec une bête qui vient d'égorger un homme. Il manipule gaiment le père Garai et jouit d'être aimé ainsi éperdument par telles femmes, par ce prêtre, par d'autres encore, sans que l'amour ne dessille complètement les yeux des gens sur l'atrocité répugnante de ses actes meurtriers. En même temps, ses plans sont gonflés et audacieux, il prend des risques et s'amuse à tenter le diable. Chargé de l'enquête, un inspecteur Meguro avertit le prêtre par cette dure leçon qu'il n'est rien de plus méprisable que celui qui ne veut pas voir les crimes d'autrui et qui n'agit pas pour les arrêter. On verra le prêtre faire le yo-yo, s'enfoncer, remonter un peu, s'enfoncer à nouveau dans sa complaisance pour le criminel et son silence. Je ne vais pas spoiler le dénouement pour l'un ou l'autre des deux personnages principaux.
L'armée américaine, les industriels et les politiciens Japonais en prennent pour leur grade, ainsi que des activistes à tendance terroriste. L'histoire sera nécessairement tragique, elle est de toute façon immorale tant la réussite et la séduction du tueur froid dominent dans le récit. Le père Garai parviendra-t-il à accomplir au minimum un acte rédempteur après tant de fautes et tant de passivité ? Quel sera le sort, l'une après l'autre, de toutes ces femmes amoureuses ? La foule qui manifeste après les révélations sur le MW obtiendra-t-elle satisfaction ? Ce monde-là trouvera-t-il un apaisement ?
Il y a maintenant les dessins et la mise en cases du manga. Il n'est pas question ici d'un art réaliste, ni d'une surenchère de détails. Tezuka dessine des détails, ce n'est pas du dessin superficiel, mais il ne dessine que ce qui est important, ne détaille que ce qui doit parler. Des esquisses se mélangent à des parties finies dans plusieurs cases. En lisant le manga en continu, vous n'y ferez pas souvent attention, mais si vous parcourez une seconde fois les pages après la lecture pour apprécier les dessins l'évidence vous saute encore plus nettement aux yeux. Mille fois, vous voyez que des images ne sont pas complètes, qu'on a l'articulation de l'essentiel, que des éléments ne sont pas dessinés. On a très souvent à l'arrière-plan des humains qui deviennent des silhouettes, on a parfois des visages sans trait, même parfois une femme pourtant au centre d'une composition où la foule est amassée autour d'elle. On a une façon de dessiner plus légère, on a, page 26, quatre première cases où une femme est dessinée à la manière d'un personnage de Disney. On a plusieurs figures qui font songer aux dessins caricaturaux des années 70. Page 24, on a des personnages grotesques à la façon des dessins sommaires de BD espagnols, on a presque le personnage de l'animé italien La Linea. On sent que des styles de portraits de différentes cultures, de différents types de bandes dessinées se rencontrent, avec un goût pour le trait caricatural sommaire et expressif, et cela au milieu de portraits spécifiques à la plume de Tezuka. Vers la fin du roman, sûr qu'on a admiré son art et son aisance, Tezuka se permet à la page 539 un truc de fou : on a un personnage qui parle d'une fuite "vers Okinawa ou Taiwan", et au lieu d'une tête on a une forme incongrue avec une sorte de plan avec des points de trajets possibles. Quel culot !
Pourtant, les visages sont un aspect majeur de l'art de Tezuka. Ils sont redoutablement expressifs. On a des regards bien soulignés, on a aussi des successions d'images sur les yeux d'un personnage pour montrer comment sa pensée change, comment on passe de la composition dissimulatrice à la vraie expression du caractère, etc. Le visage du père Garai est exceptionnel. Dans le premier chapitre, il est introduit en train de délirer comme un fou monstrueux et ses traits sont violents, on sent le danger, la menace, la violence latente. Pourtant, tout au long du manga, ses traits avec les sourcils arqués épais particuliers, avec la puissante mâchoire sont bien ceux d'un personnage de bonne volonté qui réprouve le mal, mais qui est faible et se laisse aller. Sa violence expressive refait pourtant aisément surface avec en particulier une colère à l'église, adressée qui plus est à Dieu, aux pages 112-113, où le personnage est plus dans la démence et rage folle que dans la tempérance du juste. Le profil de Meguro est une véritable invention avec son nez long extrême de fin limier et ses petits yeux myopes que ça rend encore plus évident qu'il ait été à l'origine du côté décalé et personnalisé de L dans Death Note. Le travail sur les corps est important également. On a une superbe représentation de la pseudo élasticité des jambes de flics au bas de la page 9, quand ils ont cavalé pour descendre une pente et qu'ils s'arrêtent quasi tombés le cul au sol, les jambes allongées tendues en avant. Lorsque la bande de Garai ado s'attaque aux habitants d'une île et qu'il y a des bagarres, on a des cases irrégulières, trapézoïdales avec des lignes obliques et non horizontales, mais on a une succession de haut en bas : soleil tapant / esquisse de pied tendu qui frappe et corps qui esquive / contre-jour avec le soleil qui tape des ombres bien encrées qui se cognent, se contorsionnent parmi les rais lumineux blancs. Il y a encore cinq cases en-dessous pour une moitié de page, car c'est pensé au point de ne pas occuper toute une page. Les positions statiques de Garai sont souvent impressionnantes et on peut observer le contraste caricatural fort entre les mouvements efféminés et dansants de Yuki et les allures plus raides de Garai quand ils sont ensemble, avec toutes les implications psychologiques que ces images supposent. Les objets et la Nature ont aussi leur traitement et un traitement qui peut être abrupt, on a souvent des plongées verticales parfaites, même pas inclinées, et on a un contraste entre les éléments de l'humain voiture et route géométriques à fond et la Nature plus imprécise dans ses formes. C'est un vrai langage, il ne faut pas se dire "ah la voiture c'est un rectangle il ne s'est pas foulé !"
Pages 34 et 35, on a l'église de l'extérieur et l'église à l'intérieur en vis-à-vis sur le haut des pages. Au bas de la page 34, on a une case étonnante pour la perspective, un religieux annonce la venue du père Garai à un monseigneur. Si on s'arrête, on croirait qu'il est en suspension en l'air. Il parle, mais seul le bas de son corps est intégré à l'image. Ce décentrement sur les corps s'observe souvent chez Tezuka, y compris pour les personnages principaux ou au centre de l'action. Page 35, l'intérieur de l'église n'est dessiné que pour la ligne des contours, avec quelques exceptions pour l'ombre de chapelles sur le côté (je dis chapelles pour aller vite), et au centre, dans le blanc lumineux le petit corps noir de dos de Garai incliné. Case suivante, une bande verticale, contours sommaires de l'intérieur de l'église, deux ombres, Garai et monseigneur, puis bande verticale de fin de page 35, deux portraits de Garai et du monseigneur de profil, mais en vis-à-vis rapproché, avec un travail très fin sur les ombres qui occupent les visages, le fond de l'image est noir avec une tache blanche signifiant un éclat psychologique, un éclat de conscience entre les deux hommes. Certaines cases ne sont pas rectangulaires à cause de traits obliques, procédé psychologique et dynamique connu des planches dessinées par Tezuka, mais on a aussi un grand nombre de pages avec des dessins dans des sorts de ronds avec des contours stylisés pour exprimer le rêve, le souvenir, etc., une émotion, etc. (pages 222 à 224 notamment). On a quelques dessins oniriques, notamment des taches blanches sur fond noir entre quelques dessins de femme nue, fesses à l'air suggestives, embrassée par Yuki pour faire comprendre ce qu'il s'est passé, on a notamment un chien fondu dans l'ombre qui joue sexuellement avec l'organe d'un Yuki aux jambes fémininement repliées sous le regard de celle qui l'aime et le surprend dans sa zoophilie douteuse. Mais cet art ne se limite pas à contourner la censure des scènes sexuelles. Notez que le dessin qui occupe toute la page 49 et qui représente un plan en plongée du village avec des morts dans les rues victimes du gaz est repris à la page 247 avec une encre plus appuyée pour les contours on dirait et avec cette fois du texte introduit dans un rectangle dans le coin supérieur gauche. On a pour les ombres et les motifs un travail varié de lignes serrées ou non, de petits motifs circulaires, de systèmes de croix, des nuances dans les teintes de gris, etc., etc. Je renonce à en parler. Il y aurait des tas de choses à dire et on aussi parfois dans des scènes troubles des ombres qui représentent des cercles ou des lignes courbes qui font songer à des empreintes de doigt superposées sur les murs, ce qui contribue bien à l'ambiance criminelle dérangeante et souillée du récit. Dans une scène de retour sur l'île du drame, Yuki fait admirer le coucher du soleil à Garai, ce qui fait contraste avec le profil du personnage qu'il vient de tabasser, martyriser, mais on a une image large à la page 253, un retour sur la torture et le corps ensanglanté, puis à la page 254 on a une succession de deux images quasi identiques en bande verticale pour représenter deux instants du crépuscule entre les palmiers.
Il y aurait énormément de choses à dire. Tezuka joue aussi sur l'ordonnancement des cases, on n'a pas toujours des rectangles alignées à cause de lignes obliques dynamiques, je me répète, mais il expérimente et parfois ça pourrait passer franchement inaperçu. Page 133, après un haut de la page en cinq cases, on a un bas de page avec un seul grand rectangle englobant deux dessins. Il y a un dessin écrasé en haut de ce rectangle qui représente Garai et une femme à laquelle il parle, mais une énorme ligne brisée isole un dessin plus grand où un flic est en méditation près d'une falaise. On comprend que cela se déroule au même moment. On reste attaché à l'histoire de ce flic sur la falaise (pas d'histoire de chute, autre chose), puis page 136, au milieu de l'image on retrouve la ligne brisée qui réunit un rectangle de quatre cases de dessins, un dessin en haut sur le drame du flic et trois dessins de la poursuite de l'entretien entre Garai et la femme auquel on revient. Je n'analyse pas pour ne pas spoiler.
Je pourrais en écrire des tonnes, j'en ai dit assez pour faire passer le message que ce manga est hors-norme.

davidson
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le 15 mars 2019

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