Osamu Tezuka est un gars énervant à la vie passionnante, qui réussit à mener à bien ses études de médecine – il n’exercera jamais en dehors de ses œuvres – tout en révolutionnant l’art du manga et avant de révolutionner celui de l’animation. Bien qu’il connut une période de creux dans les années 60, il n’a jamais cessé de travailler, ce jusqu’à son lit de mort. Les trois séries qu’il écrivait alors resteront à jamais inachevées. Il ne s’agit pas des seuls titres qu’il ne put mener à bien – citons Vampires, interrompu en raison de l’arrêt de son mangashi – mais le fait qu’il les poursuivit jusqu’au bout, alors qu’il se savait sans doute déjà condamné, leur confère un statut particulier, presque mythique, au sein d’une bibliographie d’une richesse pourtant déjà inégalable.
Les lecteurs français avaient déjà pu découvrir deux d’entre elles par le passé. D’abord Ludwig B, biographie romancée de Beethoven, qui surprend par quelques rares envolées lyriques mais reste globalement anecdotique au-delà de son statut mentionné tantôt. Puis Gringo, titre éminemment politique suivant un cadre japonais prêt à tout pour gravir les échelons de son entreprise bien que exilé en Amérique du Sud ; son style réaliste – même si l’auteur admet volontiers traiter dans ce récit d’un Japonais caricatural à l’excès – et son ton fataliste en font un titre parfois difficile à lire mais fascinant. Neo Faust est le dernier à nous arriver, et il s’agit certainement du plus intéressant des trois, et de celui qui ressemble le plus à un testament qu’aurait voulu nous laisser Osamu Tezuka.
Neo Faust reprend le mythe de Faust et l’applique à un vieux professeur d’université nippon, plus passionné par ses recherches que par le monde qui l’entoure, qui accepte de passer un pacte avec le diable lorsque les ravages de la vieillesse commencent à se faire sentir ; son âme en échange d’une seconde jeunesse pour ainsi pouvoir poursuivre ses travaux. A travers ce manga, l’auteur revisite plus de vingt ans de l’histoire moderne japonaise – de la fermeture des maisons closes aux révoltes étudiantes de la fin des années 60 – et brasse de nombreux thèmes, qu’il s’agisse de politique, de science, d’économie, d’urbanisme, et par-dessus tout d’éthique. Il s’interroge jusqu’où l’être humain a le droit d’aller, en mettant en scène un héros qui plongera toujours plus profondément dans son inhumanité. Le personnage du diable, quant à lui, résume à merveille le pan adulte de l’œuvre du maitre : un pinacle d’érotisme et de féminité, convoquant diverses formes de sexualité (y compris la zoophilie chère à Tezuka).
Le seul défaut de cette œuvre inachevée, c’est d’être inachevée. L’auteur avait prévu un découpage en époques, et met un terme à la première près d’une vingtaine de pages avant d’avoir à interrompre son récit ; cela lui permet de boucler certains enjeux, mais pas tous, loin de là. Cela rend la fin frustrante (même si nous pouvons toujours nous référer à l’œuvre d’origine pour combler certains trous) et sans doute difficilement accessible à un lecteur découvrant ce mangaka. Cela en fait, comme nombre de titres de Osamu Tezuka, un manga indispensable pour ses habitués mais peu recommandé pour un néophyte.