S'il est un art dans lequel Pierre Boisserie et Éric Stalner excellent, c'est de faire croire que de prime abord tout va bien, avant de reprendre leurs mauvaises habitudes. Ni Dieux, Ni Bêtes, tome 6 de La Croix de Cazenac, ne fait pas exception. Dire que sa lecture équivaut à regarder un accident de voiture au ralenti serait grandement exagéré, mais le sentiment de fatalité est le même. Il est trop tard pour revenir en arrière, mais que de regrets !


Nous voilà donc en mars 1916, à peu-près à mi-chemin de la guerre ; une fois n'est pas coutume, l'album s'ouvre sur un très beau paysage croqué par Stalner, en l'occurrence les bords de Marne. Louise Cazenac doit y rencontrer un ressortissant américain à la "bonne bouille d'Irlandais" - alors qu'il s'appelle Snyder... elle est accompagnée du capitaine Fabien M., dont l'absence s'était fait cruellement ressentir dans l'album précédent. Snyder prétend détenir des preuves qu'Henri, au nom du gouvernement français aux abois, aurait commandité le torpillage de plusieurs navires US, soit-disant par les U-Boote, histoire de faire basculer la bannière étoilée dans le camp de la Triple Entente. Une fusillade s'ensuit, et le doute s'installe : Henri aurait-il pu tomber aussi bas ?


Nous ne le saurons jamais vraiment car, à ce stade il n'y a plus de quoi s'en étonner, les auteurs sont décidément plus intéressés par la quête chamanique du jeune Étienne que par les enjeux de la Première Guerre Mondiale. Nous avions quitté l'ex-séminariste dans les montagnes bavaroises, alors qu'il suivait de son plein gré le démoniaque baron-loup Wolfgang von Straufenberg, lequel lui annonçait solennellement : "Viens, jeune Cazenac, la route est longue." Tout est relatif, car nous les retrouvons tous deux dans les Alpes suisse, en plein combat initiatique sans merci, par esprit-animal interposé. Franchement, qui est-ce que ça intéresse ?


La première partie de Ni Dieux, Ni Bêtes s'organise donc de la même façon que le tome 4 : les tribulations d'Étienne d'un côté, la mission d'Henri et Louise (et Fabien, pour l'occasion) de l'autre. Les deux intrigues coïncident un peu plus rapidement ce coup-ci, mais ce n'est pas trépidant pour autant. On en apprend un peu plus sur le passé de von Straufenberg, de son vrai nom Yevgueni Anakinovitch ("Anakin" ? Il est donc le frère de Luke Skywalker et Léia Organa ?) Pougatchov, dont la représentation graphique a d'ailleurs un peu évolué depuis Némésis, sans doute pour se mettre au diapason de ses origines orientales : il ressemble désormais moins à Hugo Weaving qu'à Leonard Nimoy, le Mr.Spock de Star Trek. Fascinant.


Ce Spock-là a cependant sa logique bien à lui, de même qu'une Weltanschauung très nietzschéenne : "[...] nous devons nous mettre au service de l'humanité [...] Mais le berger doit diriger son troupeau d'une main de fer, s'il ne veut pas le voir s'éparpiller de tous les côtés." Trop peu, trop tard. Et comme on pouvait s'y attendre, son attirance physique pour Étienne ne mène nulle part non plus...


Ce sixième tome se place donc lui aussi sous le signe des trois S fatidiques : sang, sexe et stupidité. Le premier, car les redshirts continuent de se faire égorger gratuitement, le deuxième car chaque retrouvaille entre Louise et Étienne se termine de la même façon (c'était gentiment kitsch au début, c'est maintenant glauque) et le troisième car Boisserie ne fait preuve d'aucune rigueur pour essayer d'apporter de la cohérence à l'ensemble. Le lecteur abasourdi a ainsi droit à une reprise de l'ouverture catastrophique du tome 3, lorsqu'un jeune sbire allemand se met à chanter du Schubert en plein Paris. En 1916 ! Deux loubards parigots le surprennent mais au lieu de chercher une récompense en alertant les autorités, ils essaient de lui soutirer son argent et finissent, comme de bien entendu, la gorge tranchée. Et pendant ce temps, les deux tourtereaux batifolent ! Tous les défauts de la série sont dans cette même planche, c'est ahurissant.


Pire : l'élément le plus positif de tous les albums précédents, le dessin d'Éric Stalner, commence à accuser le coup à son tour : la mise en couleurs est moins criarde que sur Némésis et La Marque du Loup (en tout cas sur la deuxième édition de l'album, j'ai cru comprendre que la première était du même acabit et que ça avait fait râler) mais le trait de Stalner est plus brut, plus grossier, en tout cas en ce qui concerne les personnages : la finesse des visages et la profondeur des regards des tomes 1 à 5 n'est plus au rendez-vous, tout le monde serre les dents en permanence et fait les gros yeux, scrogneugneu. Les décors restent irréprochables, mais même à ce niveau Ni Dieux, Ni Bêtes n'a rien à offrir que l'on ait déjà vu précédemment...


Ce deuxième cycle de La Croix de Cazenac s'achève donc sur l'ennui le plus total. Pierre Boisserie n'arrive plus à gérer ni l'aspect historique, ni l'aspect ésotérique de son scénario. Ses personnages sont si inconstants qu'il est impossible de s'y attacher, et même son comparse Stalner ne parvient plus à leur conférer la même humanité. Pas grand-chose à tirer de ce Ni Dieu, Ni Bêtes, si ce n'est l'envie d'achever ces dernières, par pure pitié...

Szalinowski
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le 12 mars 2021

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