Je n'avais jusqu'à présent jamais écrit sur une bande-dessinée. Plus encore, je n'avais jamais lu de manga. Aussi, pour cette première, j'avais porté mon attention sur un des maîtres du manga, le mangaka Shigeru Mizuki. Cet auteur est très imprégné des traditions de son pays. Il arrive à les faire partager à ses lecteurs au travers des sentiments et des épreuves que traversent ses héros. « NonNonBâ » a été récompensé par le grand prix de la bande-dessinée d'Angoulême en 2007.
Le héros de cette histoire est un jeune garçon qui, tout comme l'auteur, se prénomme Shigeru. On peut d'ailleurs y voir quelques éléments autobiographiques car l'action se déroule dans la campagne japonaise des années 30. Ce furent les années les plus heureuses et les plus insouciantes de l'auteur qui vécut la seconde guerre mondiale comme un drame qui le marqua définitivement.
On assiste d'ailleurs, lors d'une leçon donnée par son professeur et lors des combats qui opposent les enfants des villages environnants, à la montée des périls qui vont peu à peu isoler le Japon et le mener vers un impérialisme qui se terminera dans un holocauste nucléaire. Le propos semble léger, mais derrière tout cela, on ressent bien cette pression qui finira par détruire cette vision traditionnelle d'un temps passé, certes guerrier, mais largement humain et traditionnel qui cédera le pas à la technologie toute puissante.
Shigeru est le second enfant d'une fratrie de trois garçons. L'année de ses 10 ans, il découvre le monde tel qu'il est. La mort cruelle de ses amis, emportés par la maladie ou la noyade, les jeux de pouvoirs entre adultes, tout cela le forge peu à peu pour en faire un homme ordinaire. Heureusement il y a NonNonBâ.
NonNonBâ est une vieille femme qui vit au village jusqu'à la mort de son époux. La mère de Shigeru l'accueille chez elle en tant que femme de ménage. NonNonBâ va aider Shigeru à éviter les manœuvres des yôkaï, ces créatures de l'imaginaire japonais qui peuvent se terrer partout et vous nuire. La découverte de cet univers par Shigeru va radicalement changer sa vision du monde.
Ces yôkaï, je ne les ai découverts que récemment au cours d'une table ronde donnée par Sylvain Jolivalt. Il est l'auteur du remarquable « Esprits et créatures fabuleuses du Japon : Rencontres à l'heure du bœuf ». Jusqu'alors, je ne m'étais jamais penché sur l'imaginaire japonais, ni même envisagé le panthéon que cela pouvait représenter. L'évocation de cet ouvrage passionné et passionnant m'a permis d'apercevoir la somme de travail rassemblé par Sylvain Jolivalt pour éclairer nos regards occidentaux. Aussi retrouver des yôkaï dans la lecture de « NonNonBâ » fut une grande source d'émerveillement alors que l'ami qui m'accompagnait lors de cette rencontre avec l'auteur a pu échanger sur l'influence indéniable des traditions sur les mangas.
La découverte de cet arrière-monde – oui, je sais, je lis trop Onfray et Nietzsche – va corriger les attitudes de Shigeru et cette autre voie éducative, encadrée discrètement par NonNonBâ, va assurément l'amener vers le statut d'adulte responsable. Parallèlement aux mésaventures de Shigeru, présentée sous forme de courtes histoires qui se succèdent, on observe des adultes qui ne sont guère plus libres que leurs enfants. En effet, le rêve du père de Shigeru est, malgré son statut d'intellectuel car il a fait ses études à Tokyo et est caissier dans une banque, d'amener la culture jusqu'en cette province reculée en animant un cinéma. Il réussira à réaliser son rêve malgré la prime résistance de son épouse. Mais le grand-père de Shigeru, en tant que chef de famille, n'hésitera pas à briser ce rêve. D'autres revers viendront par la suite le briser progressivement.
Le carcan de la tradition, mais aussi sa richesse, les sentiments qui couvent, les non-dits, la mutation du Japon des années 30 sont superbement exprimés dans ce manga. On peut noter que les personnages semblent représentés de façon très naïve, bien que leurs traits expriment de nombreux sentiments alors que les décors sont d'une précision époustouflante. Cela ajoute à ce mysticisme qui baigne l'univers que Mizuki fait naître. Les forces de la nature semblent omniprésentes autour des hommes dont les agitations et les frustrations sont voués à la vacuité.
Une œuvre magistrale à laquelle il faut s'ouvrir, s'offrir sans penser comme un occidental, mais comme un humain dans un monde qui nous dépasse indéfiniment. Nos émotions persistent plus encore que nos actes, telle pourrait être la morale de cette histoire où NonNonBâ nous fait partager ce Japon éternel, loin de nos rêves idéalisés de sabres et de batailles. Une découverte, un délicieux premier pas dans l'univers des mangas pour ma part.
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