Un de mes abonnés – qui se manifestera en section commentaire du fait que j’ai oublié de qui il s’agissait – m’a soumis cette lecture, comme la plupart des autres au demeurant. Vous le saurez, si vous souhaitez un jour me faire entrer dans un van suspect de mon propre chef, il ne sera pas nécessaire d’écrire « Free Candy » sur la portière mais « Togashi s’en est inspiré ». C’est comme ça qu’on m’a induit à la lecture.
On m’a soutenu en effet que Nous sommes Onze serait un, sinon le manga qui aurait suggéré à Yoshihiro Togashi l’arc des princes de Hunter x Hunter. De quoi m’intimer à une saine curiosité. Une qui, toutefois, aura été quelque peu tempérée par la devanture. Des jeunes filles aux yeux larges comme des baies vitrées, des pastels, des couleurs vive, un style graphique franchement analogue à celui de La Rose de Versailles… ce genre de composition, je ne m’en approche jamais que d’un pas prudent, et toujours le nez renfrogné. Monsieur Togashi, que ne me faites-vous pas faire en votre nom.
Mes craintes furent cependant infondées. Nous sommes Onze, loin de la facétie ovarienne que je redoutais, séduit bien assez tôt. Par sa mise en page habile d’une part et, tout naturellement, son contenu irréprochable. Elle sont rares ces dames à vouloir tenter une incursion dans la science-fiction. Moto Hagio fut en tout cas bien inspirée de s’y risquer, car l’essai s’avéra très franchement concluant. Les détails techniques pleuvent à verse. Le contexte d’école de préparation au pilotage de vaisseau est posé minutieusement ou plutôt, nous est présenté avec un sens de l’authenticité si chatoyant qu’il nous enjoint d’instinct à nous plonger dedans. La narration, alliée à une scénographie minutieuse, nous plonge dans le bain sans préambule ni l’habituel tortillage de cul liminaire pour nous introduire à l’œuvre. Une telle maîtrise dans l’écriture et le dessin ne contribue dès lors qu’à faciliter une immersion car rarement j’en fus gratifié au départ de mes lectures. J’étais dedans en cinq pages de temps ; croyez-moi que tel mérite tient de la prouesse.
Et les dessin, tout féminins qu’ils soient, sont alors empreints d’un sens de la féminité foncièrement enivrant, et là encore, orchestrés dans une pagination où l’agencement des cases captive. Le manga date de 1975, et j’ai pourtant sincèrement l’impression de lire quelque chose de nouveau. Pour qu’une œuvre d’un demi-siècle paraisse avant-gardise quant à ce qui tient à sa forme comme à son corpsus, il faut en avoir dans la plume et le crayon. Et Moto Hagio, elle en a. Vachement, même. J’étais bien vite impressionné par ce que j’ai lu, d’autant plus sonné que c’est avec un sens amer de l’aversion que je croyais devoir aborder la présente œuvre. Ça reste du bishônen cependant ; mais preuve est faite que ce style peut avoir ses lettres de noblesses pour peut qu’on ait de la suite dans les idées et ce qu’il faut de dextérité pour lui donner belle tournure.
La construction de l’univers et de ses spécificité, en un volume de temps, s’avère plus dense et complet que la quasi-intégralité des œuvres trempées dans un univers imaginaire ou futur que j’aie pu être amené à écumer. Bon sang, et c’est un Shojô que je lis. Un dont je dis du bien. Je… mes perspectives sont chamboulées.
Très denses sont les informations relatives au contexte, savamment élaborées qui plus est, mais peut-être sont elles trop dense. Tant de choses auront été condensées en si peu de temps qu’on se sentira quelque peu saturé par des informations qui auraient gagné à être clairsemées avec du développement de personnage. En un tome de temps, il aura fallu gober un contexte politique local, le fonctionnement d’un système solaire, les modalités techniques incombant à l’univers tout entier, une mythologie, le tout saupoudré d’un name dropping venu nous frapper comme la mousson. Mais ne boudons pas notre plaisir. Trop de fois j’ai vomi des mangas dont l’univers supposément autre n’a jamais été développé ou même exploité.
Tout va très vite, cependant. Trop vite. Les soucis de rythme que je rencontrais dans un manga jusqu’à présent tenaient le plus souvent à leur insigne lenteur. Là, tout nous gave de nouvelles informations sans même avoir fini de mâcher la précédente bouchée. Ça fait beaucoup en très peu de temps, et c’en devient confondant à la lecture alors qu’on n’a pas eu le temps de digérer une information qu’une autre nous accable déjà. Les complots deviennent plus noueux que nécessaires et, à peine les personnages sont mis au cachot qu’ils s’évadent. On ne prend pas le temps de s’appesantir sur des étapes pour le moins incontournables de l’intrigue. Elle file, l’intrigue, au point parfois de nous glisser entre les doigts.
Moi qui me délecte habituellement des intrigues de cour suis soumis au supplice de Tantale. L’intrigue ici y est captivante, elle a tout pour plaire et ravir, mais s’orchestre si prestement qu’on ne trouve pas le moyen de la savourer. Imaginez qu’on vous serve un plat au goût somptueux, mais que l’on vous exhorte de le gober sans même que votre langue n’ait le temps de se régaler de ses délices gustatifs. C’est un gâchis certain, un qui se sera matérialisé sous une forme inédite, inhérente au rythme d’un récit après lequel il nous faut cavaler pour espérer le suivre.
Les morts adviennent si vite, accablant chaque fois des personnages présentés si récemment que tout le tragique de la scène est oblitéré à chaque fois. Et tout, naturellement, se résout bien trop rapidement avec les méchants déposés sur une accusation de la fille du précédent Grand Prêtre, un traité de paix signé et un mariage.
C’était à se demander ce que le scénario initial de l’académie avait à voir avec cette intrigue de cour advenue en un clin d’œil. Qu’il est frustrant de voir un contenu de bonne facture nous filer si vite sous les yeux. J’ai le sentiment de ne pas avoir pu apprécier quelque chose qui avait tous les attraits pour être aimés. J’ai pu en tout cas voir – ne serait-ce que pour la postérité – où Togashi avait puisé une part de son inspiration. Mais une part seulement. Le déroulé de l’arc des princes est en effet bien trop développé pour souffrir d’une quelconque comparaison. Sans parler du rythme maîtrisé chez lui d’une main de maître – qu’il est au demeurant. Plutôt que s’en être inspiré, il aura su ne pas réitérer les erreurs de son aînée après sa lecture de Nous sommes Onze. Car on ne pourra pas lui reprocher de ne pas prendre son temps en ce qui le concerne ; il y a des culots qui ne se permettent simplement pas.