Le rêve est parfois nourri par les déjections de la guerre. Ainsi fut-il de l'incroyable aventure spatiale... Quelques jours avant la capitulation du IIIè Reich, Wernher von Braun, directeur du Centre d'essais de missiles de Peenemünde, décide de foutre le camp d'Allemagne tant qu'il est encore temps et de rallier le drapeau américain lors de l'opération "Paperclip". Il s'agit d'une mission d'exfiltration destinée à s'emparer des meilleurs scientifiques allemands et du fruit de leurs recherches sur l'élaboration d'armes secrètes.
Les américains gagnent gros sur ce coup osé: ils parviennent à mettre la main sur d'énormes quantités de matériel et de documents censés revenir aux Russes ainsi que sur von Braun en personne, ingénieur surdoué responsable, entre autres, des tristement célèbres missiles balistiques V2. Son grade d'officier nazi et les quelques milliers de prisonniers du camp de concentration de Dora morts sous sa supervision (comme main-d'oeuvre pour les V2) n'empêcheront pas les Américains d'utiliser ses talents pour engager l'un des pans les plus célèbres de l'interminable Guerre Froide: la course à l'espace, symbole de puissance militaire (la technologie des fusées étant équivalente à celle des missiles). Bientôt propulsé tête pensante de la Nasa, ce sympathique bonhomme concevra notamment la fusée Saturn V qui enverra la mission Apollo 11 vers la lune...
De leur côté, les Russes, malgré leur plus faible butin de guerre allemand, feront montre d'une stupéfiante avancée aéronautique en envoyant le premier satellite en orbite, Spoutnik, en 1957 et le premier vol habité par un humain, Vostok, en 1961. Autant dire que lorsque Hergé débute la publication d'"Objectif lune" en 1950, il n'y a rien. Rien à part des rêves. Pourtant, loin de souhaiter une histoire purement fantaisiste dans la lignée de Jules Verne (imaginez cette aventure lunaire avec le style de "Tintin au Congo"... hi ! hi ! hi !), l'auteur prend le parti, comme il en a désormais l'habitude, de l'exactitude documentaire, mais cette fois à un point qu'il ne dépassera jamais plus: son nouvel album sera rien moins qu'une oeuvre visionnaire, au sens non galvaudé du terme.
Face à l'ampleur titanesque de la tâche, Hergé sent qu'il aura besoin d'un support technique permanent. S'il s'était déjà adjoint l'aide d'équipiers auparavant, il décide cette fois de fonder officiellement les Studios Hergé S.A. Parmi ses tous premiers collaborateurs, Bob de Moor est sans aucun doute le plus remarquable. Principal dessinateur des décors, il permet au père de Tintin de se délester d'une charge qu'il n'a jamais particulièrement appréciée: à de notables exceptions près, Hergé ne laissait effectivement pas respirer ses cases en de vastes panoramas sur ses premiers albums, préférant cadrer au plus près ses personnages en ne donnant parfois qu'une vague idée de l'endroit où ils se trouvaient. C'est pourquoi des lieux en apparence bien connus tels que l'appartement de Tintin ou le château de Moulinsart n'ont jamais bénéficié d'une spatialisation claire. Si j'étais mauvaise langue, j'appellerais ça une solution de facilité mais, heureusement, je suis pur de toute espèce d'ironie, comme vous le savez...
Les choses avaient toutefois commencé à changer avec l'aide d'Edgar P. Jacobs (on se souvient des beaux paysages du "Temple du Soleil"). Après son départ, en toute logique, de Moor est peu à peu venu le remplacer auprès de Hergé en tant que chef décorateur et premier assistant. Son talent n'éclate peut-être pas encore dans l'environnement austère et ultra-technologique de cet album, mais son sens artistique et sa capacité à imiter à la perfection le style de son patron en feront très vite une clé essentielle de l'évolution graphique de la saga. Je trouve même assez honteux que le grand public sous-estime son apport général à l'oeuvre, voire ignore carrément son existence (si, si ! Il y a encore des lecteurs qui pensent que Hergé a tout fait tout seul !), mais bon, je vais pas refaire le monde. Enfin, si, mais pas aujourd'hui....
Quoi qu'il en soit, les Studios amassent rapidement une quantité impressionnante de photographies et de documentation, notamment auprès du zoologue Bernard Heuvelmans, ami de Hergé et passionné de sciences en général (il est d'ailleurs l'auteur d'un livre nommé "l'Homme parmi les étoiles"). Évidemment, un tel soin maniaque pour les détails offre à cette aventure une très grande crédibilité. De nombreuses explications techniques vraisemblables ponctuent les cases, parfois particulièrement bavardes, mais jamais ennuyeuses grâce au mélange toujours bien senti de pédagogie et d'humour. Nous sommes dès lors littéralement absorbés dans de la science-fiction hard-science sans jamais sortir du cadre léger d'une BD familiale franco-belge. Un vrai numéro d'équilibriste !
Parlons-en d'ailleurs, de l'humour ! A mon humble avis, on est confronté ici à la formule la plus efficace de la saga, pour une simple raison: Hergé a été contraint de faire évoluer Tournesol pour des raisons évidentes de logique narrative: un sourd à la tête d'un projet spatial, ça ne le faisait pas trop... En le dotant d'un appareil acoustique, Hergé réinvente tout simplement le personnage sans le trahir le moins du monde ! Pleinement conscient de ce qui l'entoure, Tryphon peut enfin agir directement sur l'intrigue et faire montre de tout son potentiel de personnage. Une fois disparu le running gag basé sur son incompréhension chronique (on peut dire qu'Hergé est le spécialiste de la vanne usée jusqu'à la corde), notre homme à la barbichette devient le catalyseur d'un humour bien plus subtil mais toujours décalé, à base de répliques suicidaires ("Plutôt que d'en arriver là, nous préférerions tous nous faire sauter !") ou de colères totalement imprévisibles (la scène du "zouave" restant pour moi la plus drôle de l'univers Tintin). Rafraichissant ! Haddock, lui, est toujours aussi fascinant à suivre (à noter qu'il est complètement sobre pour la première fois de sa carrière) alors que Tintin se met curieusement en retrait, ce qui n'est pas forcément un mal. N'oublions pas, enfin, l'apparition en guest star de Jean Réno dans le rôle du directeur Baxter...
Bien que la publication originale dans le journal de Tintin ait rassemblé "Objectif lune" et "On a marché sur la lune", la séparation en deux albums s'est faite selon une certaine logique thématique: tous les préparatifs du décollage, dans "Objectif lune" appartiennent clairement à la littérature d'espionnage de la Guerre Froide (même si l'aventure prend place dans le pays imaginaire de Syldavie, créé par Hergé lors de l'album "Le sceptre d'Ottokar") en même temps qu'à une science fiction qui, bien que hard-science, doit beaucoup à l'obsession des pulps de l'époque du "tout atomique". Voulant exorciser les démons nucléaires du Japon, les récits S-F des fifties rendaient utilitaire cette nouvelle énergie pour tout et n'importe quoi: moteurs atomiques, pistolets atomiques, robots atomiques, rasoirs atomiques, cuvettes de WC atomiques... Hergé décide lui aussi de modeler cette vague inquiétude mais d'une manière beaucoup plus mature via le Centre de Recherches Atomiques de Sbrodj (dessiné d'après le Centre américain d'Oak Ridge) qui, selon Tournesol, est "entièrement tourné vers des buts humanitaires". Sa plus belle création est sans conteste la fameuse fusée lunaire bicolore, inspirée des travaux du "sympathique" Wernher von Braun (vous ne pensiez tout de même pas que j'en avais parlé juste pour faire du remplissage ?), et avec laquelle nos amis de celluloïd feront leur plus beau voyage, d'un exotisme ultime. Mais ça, on en reparlera dans la prochaine critique...