Le 25 mars 1953 est une date importante dans l'histoire de la bande dessinée : c'est en effet ce jour-là que la fameuse fusée à damiers rouges et blancs du professeur Tournesol quittait le centre atomique de Sbrodj en Syldavie pour se poser sur le sol lunaire du cirque Hipparque. A cette époque, les Américains et les Russes en étaient aux balbutiements en matière d'astronautique, mais Hergé, avec 16 ans d'avance faisait marcher Tintin sur la Lune. Ne se considérant pas comme un précurseur, il a déclaré modestement qu'il n'avait fait que romancer des événements qui étaient prévisibles.
Ce premier volet d'un diptyque qui va devenir quasiment culte, est surtout fait d'explications scientifiques très élaborées (surtout les pages 12 à 16, puis la page 35 avec le plan de la fusée, jusqu'à la visite de la fusée dès la page 44) ; le dialogue y est donc abondant, on y parle beaucoup plus que dans d'autres aventures de Tintin, mais malgré ça, Hergé qui ne souhaitait pas ennuyer ses jeunes lecteurs, offre une approche du sujet sans redondance ni lourdeur, et pour détendre un peu tout ce sérieux latent qui plane sur l'album, il a recours à de nombreux intermèdes comiques dont il charge bien-sûr Haddock d'assumer cette tâche d'amuseur. Et en tant que faire-valoir de choix, il se surpasse dans plusieurs séquences.
On a donc droit dès la page 5 à une première scène drôle à la douane avec l'eau minérale, grande fierté syldave, où le capitaine balance une litanie de jurons dont il a le secret, puis c'est le mini incendie dû au cornet acoustique, le gag de la pipe page 31, la séance d'essai de combinaison, le coup des portes, et enfin la scène magistrale du "zouave". Une scène un peu excessive parce qu'on n'avait jamais vu à ma connaissance, Tournesol dans un état aussi surexcité. Les Dupondt ne sont pas en reste eux aussi avec quelques scènes où ils se rendent toujours aussi ridiculement amusants. Tout ceci est astucieusement disposé dans le récit sans nuire à l'histoire, Hergé gardant la maîtrise du découpage.
Il insère aussi une note d'espionnage venant bouleverser cette intrigue scientifique, avec la rentrée du colonel Boris Jorgen, ignoble conspirateur du Sceptre d'Ottokar et vieil ennemi de Tintin avec qui il a un compte à régler. Ce qui est intéressant, c'est que Hergé fait de Tintin, habituellement un pur héros d'aventure, un explorateur scientifique en l'envoyant dans l'espace, passant ainsi de globe-trotter à aventurier lunaire.
Pour une telle aventure, Hergé dut recourir à une abondante documentation, on ressent ce souci de précision durant tout le double album. Une documentation photographique fut également requise pour l'intérieur de la fusée, travail qui fut confié à Bob De Moor, fidèle collaborateur d'Hergé. Ce réalisme scrupuleux démontre bien que cet épisode n'est pas une oeuvre de science-fiction à l'imagerie rêveuse et fantaisiste, mais bien une épopée proche de la réalité. Depuis ses débuts, le public de Tintin a évolué et est devenu de plus en plus exigeant, n'admettant plus la moindre erreur, et on peut dire que c'est avec ce diptyque lunaire que les aventures de Tintin prennent un tournant vers un réalisme de fond évident.
Le dessin a également atteint un niveau d'excellence flagrant, on ne trouve plus aucune approximation depuis le Secret de la Licorne et le Trésor de Rackham le Rouge, et ici, Hergé est au summum de son art ; expressions, mise en page, cadrages, gros plans, grandes cases, décors, colorisation, souci du détail... tout est maîtrisé à la perfection, et c'est un régal de relire cet album tout comme celui qui suivra.
L'aventure continue dans On a marché sur la Lune, rendez-vous prochainement pour ma critique suivante.