Les premiers westerns de Sergio Leone furent accueillis avec dédain par la critique, qualifiés de "spaghetti" par les Américains, et le pire c'est qu'ils se révélèrent des triomphes commerciaux. Quant à la réalisation, maniant avec virulence l'humour et le sadisme, elle apparut vulgaire et racoleuse, quoique inventive et stylisée. Dame ! c'est qu'on osait toucher au western, un Italien rondouillard osait s'attaquer à la spécialité nationale, défiant les Américains sur leur terrain. J'ai souvent lu par ci par là que les westerns de Leone étaient sadiques, c'est une erreur de le croire, il n'a jamais renchéri dans la violence gestuelle, il ne montrait que le nécessaire.
Pour Leone, la conquête de l'Ouest n'était plus qu'un lointain mirage, avec des villes désertiques où échouent héros fatigués et nostalgiques d'un passé périmé. Il avait envie de le montrer, et pour ça, il avait pris soin de conditionner le public en l'amadouant avec sa trilogie des dollars, des films à la fois parodiques et excessifs. A présent, il mettait en place une oeuvre sérieuse, une démystification, un nouveau regard, une confirmation des dons leoniens et un coup de grâce définitif au genre chéri des Américains. Il s'orientait vers une description amère d'un monde en mutation, où l'héroïsme est durement confronté aux nouveaux enjeux de l'affairisme représenté par Morton, incarné par Gabriele Ferzetti.
Leone utilise les stéréotypes les plus éculés (la putain arriviste, le salaud intégral, le vengeur taciturne), et ne lésine pas sur la démesure baroque ni sur les surcharges narratives. Ce regard est celui d'un Italien car les héros sont à bout de souffle et deviennent comme des interprètes d'opéra, vivant leur rôle dans un paroxysme d'intensité et de stylisation, en s'appuyant sur les notes lancinantes d'Ennio Morricone. Le maestro livre ici une de ses plus prodigieuses partitions, qui semble porter les acteurs et imprégner les images de son rythme et de son atmosphère.
Très habilement, le scénario en forme de puzzle, qui parait confus à première vue, brode sur le thème de la mort du western pour mieux le ressusciter avec l'arrivée du chemin de fer qui abolit la légende des grands espaces. Mais il y parvient avec la lenteur consommée et funèbre d'un requiem, et chaque séquence est l'occasion d'un époustouflant hommage à tant d'autres (le décor de Monument Valley cher à John Ford que Leone admirait).
L'ampleur du propos va de pair avec le hiératisme de la mise en scène, la rhétorique voyante, esthétique, sophistiquée, la lenteur des actions, l'étirement du temps, les mouvements d'appareil compliqués ; Leone s'amuse avec la grue (le travelling sur le toit de la gare), et les gros plans (comment oublier ce gros plan phénoménal sur les yeux de Bronson dans la scène du duel ?). Il s'amuse avec des scènes qui n'ont à priori pas d'utilité mais destinées à installer une ambiance (l'attente à la gare avec Jack Elam et la mouche dans le canon de son revolver). Il s'amuse avec le tempo qu'il ralentit à outrance. Ce n'est plus un western, c'est un opéra où l'emphase de la tragédie remplace l'action, un opéra constellé de "grands airs" (la longue scène du relais en plein désert où l'on découvre le bandit romantique incarné par Robards, la scène du train où Robards délivre Bronson, le duel final magnifié par la guitare électrique et l'harmonica...).
Ce style plait ou agace, c'est selon, moi il m'a capturé à l'âge de 11 ans, je m'en souviens comme si c'était hier, dans un cinéma de quartier à La Rochelle, le film était interdit aux moins de 13 ans, mais j'étais avec mon père et mon oncle, et je faisais un peu plus que mon âge. Ce spectacle m'a littéralement transporté, j'étais sur une autre planète. Ce film annihilait ma conception du western classique, tout ce que j'avais vu avant et qui avait forgé ma passion du western hollywoodien. J'entendais dire que les admirateurs du western hollywoodien, le vrai selon eux, ne pouvaient pas aimer le western italien ; eh bien moi je fus un des premiers à faire mentir l'adage, j'ai découvert plus tard les premiers westerns de Leone, puis d'autres comme ceux de Sergio Corbucci, et j'ai aimé les 2 styles. Je passais pour un fou, un mécréant, un traitre...
Les trouvailles du réalisateur bousculaient les codes, et mes repères volaient en éclats, comme de faire jouer Fonda et Bronson à contre-emploi ; le salaud c'était ce regard bleu qui cassait l'image de héros pur et noble incarné par Fonda dans nombre de films, et le bon c'était ce visage fripé et ces yeux noyés par les paupières de Bronson qui avait souvent joué à Hollywood les bad guys. Avec ce film, il entrait dans la légende et gagnait ses galons de star. De même que Leone créa probablement l'un des plus beaux rôles féminins pour un western, univers habituellement plutôt masculin, où les femmes n'ont que des rôles secondaires. Ici, toute l'intrigue est centrée autour de la femme incarnée par Claudia Cardinale qui rayonne dans toute la plénitude de son insolente beauté.
Grâce à des moyens importants, Sergio Leone a su tenter une approche de l'Ouest comparable à celle des grands maîtres américains, mais il n'a pas essayé d'imiter le style hollywoodien, au contraire il a bâti une nouvelle mythologie de l'Ouest, basée uniquement sur une vision personnelle de l'aventure et des personnages westerniens. C'est la construction de l'oeuvre qui fait l'originalité du film, et non l'histoire plutôt banale.
Ce qui est formidable, c'est que Il était une fois dans l'Ouest est le prototype d'un style dédaigné des puristes, mais qu'il a fini par séduire les plus réticents, et influencer en retour le western hollywoodien qu'il parodiait. C'est devenu aujourd'hui un monument du cinéma, non dénué d'humour et à l'atmosphère fascinante, un aboutissement dans l'oeuvre de Sergio Leone, une adaptation aux sensualités italiennes des grands mythes américains, une nouvelle dimension à ce qui n'est au départ qu'un film de genre, et non le moindre, recomposé pour devenir un véritable film d'auteur, un film qu'on ne peut pas ignorer.

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le 6 avr. 2018

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Ugly

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