Oleg est auteur de bande dessinée depuis une vingtaine d’années. Pas n’importe quel auteur, puisqu’il s’est imposé au fil des ans comme l’un des chefs de file de la BD contemporaine. Du coup, les éditeurs se bousculent pour publier chacun de ses projets, tandis que la plupart de ses livrent se vendent très bien. C’est le cas de "L’homme inutile", son dernier ouvrage, mais aussi et surtout de son best-seller "Le partage du monde", avec lequel il a été primé au festival d’Angoulême il y a 8 ans. Lors de chaque séance de dédicace, lors de chacune de ses interviews, on lui demande s’il y aura un jour une suite à son "Partage du monde", ce qui a une fâcheuse tendance à l’énerver. De manière générale, il y a d’ailleurs beaucoup de choses qui horripilent Oleg dans le monde moderne. Il déteste les réseaux sociaux et les téléphones portables, qu’il considère comme une perte de temps. Lui, ce qu’il aime par-dessus tout, c’est de se couper du monde pendant des heures en s’enfermant dans son atelier pour y dessiner tout en écoutant de la musique. Il aime aussi regarder des vieux films avec sa fille de 15 ans, qui est l’une des rares personnes qui le comprend. Parfois, il tente quand même de se reconnecter un peu avec le monde extérieur en acceptant de venir parler dans des écoles secondaires, mais le contact avec les élèves adolescents l’amène rapidement à se sentir comme "un dinosaure qui assisterait à l’entrée de la météorite dans l’atmosphère terrestre". Il faut bien le reconnaître: Oleg est du genre réac et misanthrope. Heureusement, il peut compter sur sa femme pour ne pas sombrer dans la déprime. Ils sont ensemble depuis 20 ans, mais il la regarde toujours aussi amoureusement, comme au premier jour. Elle joue aussi un rôle important pour son travail, car elle est systématiquement sa première lectrice. Or, pour le moment, Oleg a encore plus besoin de son avis que d’habitude, car son inspiration semble avoir des ratés, ce qui est nouveau pour lui. Il a des tas d’idées, mais les morceaux du puzzle ont du mal à se mettre en place pour former un récit cohérent et intéressant. Et si son influx était perdu? Alors qu’il est sans cesse plongé dans ses pensées et ses idées de BD, Oleg ne se rend pas compte que sa femme traverse elle aussi un moment difficile…
Oleg, c’est évidemment le double de papier de Frederik Peeters. Cet auteur suisse s’est fait connaître il y a une vingtaine d’années avec "Pilules bleues", l’une des premières BD à aborder le thème du SIDA. Depuis lors, il multiplie les projets très différents et il est considéré comme l’un des auteurs les plus doués de sa génération, tant au niveau des graphismes qu’au niveau de la fluidité de ses scénarios. Il semble à l’aise dans tous les registres, que ce soit la science-fiction ("Lupus", "Aâma"), le western ("L’odeur des garçons affamés") ou le fantastique ("L’homme gribouillé"). Dans "Oleg", sa dernière BD, il revient au genre autobiographique de "Pilules bleues", mais en optant pour un avatar. Cet Oleg ressemble énormément à Frederik Peeters, aussi bien dans ses traits que dans son caractère, mais en même temps, ce n’est pas tout à fait lui. Du coup, cela permet à Frederik Peeters de maintenir une certaine distance et de brouiller les pistes. Avec son image d’auteur de BD un peu intello, on sent qu’il n’a pas envie de verser dans le simple récit autobiographique à lire au premier degré. Mais ce qui est intéressant (et émouvant) dans "Oleg", c’est qu’il n’y arrive pas tout à fait. Car derrière le côté râleur et cynique de son personnage, Frederik Peeters ne parvient pas à cacher tout l’amour qu’il ressent pour son métier d’auteur de bande dessinée… mais aussi et surtout pour sa femme et sa fille. Oleg a beau être un réactionnaire désabusé qui déteste la modernité, les nouvelles technologies et le culte de la superficialité, il ne peut pas s’empêcher de continuer à être ému par la beauté de sa compagne ou par sa complicité avec sa fille adolescente, ce qui donne lieu à quelques scènes d’une grande tendresse. Si "Oleg" séduit par son humour grinçant (mais souvent très drôle) vis-à-vis de notre société hyper-connectée, ce livre est surtout une réussite parce qu’il est une très belle déclaration d’amour de l’auteur suisse aux femmes de sa vie. Pour ne rien gâcher, les dessins de Peeters sont sublimes, particulièrement dans les séquences où Oleg s’évade du quotidien pour imaginer des scénarios dans sa tête. Sa maîtrise du noir et blanc est totale. Autant dire que cet "Oleg" ravira à coup sûr tous les amateurs de BD, en particulier les quadras et les quinquas un peu sentimentaux.
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