Lisbonne, fin juillet 1938. A cette époque-là, le Portugal vit les premières années de la dictature de Salazar, un régime fasciste dominé par l’armée et par l’Eglise catholique. Toutes les oppositions politiques et les manifestations ouvrières sont interdites. La ville vit dans un climat de délation et de terreur. Ceux qui sont soupçonnés d’activités révolutionnaires sont immédiatement arrêtés par la police. Ce jour-là, une personne est d’ailleurs interpellée en pleine rue sous les yeux du doutor Pereira, un journaliste culturel qui travaille depuis trente ans pour le "Lisboa", un quotidien conservateur proche du régime salazariste. L’homme crie son innocence, mais Pereira ne réagit pas. Dans une ville écrasée par la chaleur de l’été, il est comme anesthésié. Depuis la mort de sa femme, décédée de la tuberculose, Pereira ne parvient pas à tourner la page. Tous les soirs, il parle au portrait de sa chère épouse disparue, tandis que la journée, il se réfugie dans le travail et la nourriture. Pas étonnant, du coup, qu’il soit devenu obèse. Certes, sa conscience le travaille, mais au lieu d’écouter la petite voix intérieure qui lui demande de réagir, il se contente de rédiger docilement la page culturelle du "Lisboa", tout en s’attelant à la traduction de textes de Balzac. Et pourtant, un jeune homme plein d’énergie et d’idéaux va parvenir à réveiller le vieux Pereira. A sa propre surprise, celui-ci est touché par un texte écrit par un certain Francesco Monteiro Rossi sur la question de la mort. Sur un coup de tête, Pereira décide donc d’engager ce jeune pigiste en lui demandant de rédiger des nécrologies sur des écrivains encore en vie, afin de disposer de textes prêts à être publiés le jour où ils mourront. Mais au lieu de se consacrer aux écrivains que Pereira lui a désignés, comme Mauriac ou Bernanos par exemple, Monteiro Rossi écrit des articles élogieux sur des ennemis avérés du régime de Salazar, notamment l’auteur espagnol Garcia Lorca. Bref, des articles parfaitement impubliables… et dangereux! Malgré tout, Pereira va continuer à défendre le journaliste, dans lequel il retrouve un peu de sa jeunesse…
Pierre-Henry Gomont est décidément passé maître dans l’art d’adapter des romans en bandes dessinées. Après "Les nuits de Saturne", son adaptation remarquable du roman "Carnage, constellation" de Marcus Malte, il démontre une nouvelle fois toute l’étendue de son savoir-faire. "Pereira prétend", sa nouvelle BD basée sur un roman de l’écrivain italien Antonio Tabucchi, est un véritable petit bijou, tant au niveau des dessins qu’au niveau du scénario. Sans avoir l’air d’y toucher, Gomont fait preuve d’une incroyable finesse pour décrire le lent retour à la vie d’un homme dont l’existence semblait totalement vide de sens depuis la mort de sa femme. En 150 pages, l’auteur français signe une formidable histoire de résilience, dans laquelle il fait preuve d’un sens de la psychologie hors du commun. Grâce à des trouvailles graphiques souvent étonnantes, les textes de certaines bulles étant remplacés par des dessins, Gomont plonge véritablement ses lecteurs dans le cerveau du doutor Pereira. Du coup, on accompagne intensément les états d’âme et les questionnements de ce dernier jusqu’à ce que, finalement, il trouve le courage de s’opposer au régime obscurantiste de Salazar. Avec cette histoire particulière, Antonio Tabucchi s’adresse évidemment à tous ceux qui ferment les yeux face aux méfaits des régimes dictatoriaux. Comme beaucoup de ses concitoyens, Pereira avait enfoui ses idéaux très profondément, cherchant avant tout à ne pas s’attirer d’ennuis. C’est uniquement en croisant la route du jeune Monteiro Rossi que ses idéaux remontent à la surface. "Pereira prétend" est un hommage subtil et intelligent à tous les résistants et tous les partisans de la liberté d’expression. Une BD indispensable.
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