Critique de Shaynning
Second opus de la série qui a gagné le Prix des Libraires du Québec dans la catégorie BD étrangère, "L'ombre de l'oiseau" est plus sombre et profond, mais prend place dans un monde plus élaboré,...
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le 23 oct. 2022
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Voici une BD d'origine Norvégienne sur le sujet sensible du trouble alimentaire de type anorexique chez une jeune ado ayant un embonpoint marqué. Cette BD pourrait être confrontante pour certains lecteur/lectrices, mais elle aborde un sujet très important et encore relativement peu abordé en littérature jeunesse.
Jeanne est une jeune femme qui adore les jeux vidéos, les animés et les beignes. Elle a aussi une forme différente des autres membres de sa famille, comme le fait remarquer sa grand-mère. Les remarques concernant son poids commencent à lui peser, car elles arrivent de toutes part. Ses parents lui propose alors un projet: elle se méritera 10$ par kilo perdu. Dès lors, Jeanne enchaine les courses à pieds et les balades, mange de moins en moins. Pourtant, au fur et à mesure que décroit son poids, son mal de vivre, pour sa part, s'amplifie.
Jeanne a ce qu'on appelle "un trouble alimentaire" de type anorexique. Elle mange de moins en moins, saute son repas du midi, court très souvent et a une obsession sur son poids, qu'elle consigne dans un carnet rouge. Sa perception de son corps est biaisé. Elle se voit plus grosse qu'elle l'est en réalité. On donne une forme à sa maladie avec cette forme énorme et bourbeuse noire qui la suit partout, parfois tapie dans le décor, parfois appuyée sur Jeanne. Cette entité lui sème des idées dans la tête, vicieuses et néfastes, enrichie par les propos des autres personnages. Elle sombre dans une spirale négative, de plus en plus isolée et de plus en plus fatiguée. le mot "Dégoutante" revient régulièrement, et pas seulement concernant son poids, cela englobe sa personne toute entière.
Cette histoire est terrifiante, dans le sens "glaçante". Déjà, je ne calcule plus les remarques blessantes des personnages à l'endroit de Jeanne et ça commence dès les premières cases, avec sa grand-mère qui lui fait cette désobligeante ( et stupide) remarque : "Tout le monde dans ta famille est beau et mince. Qu'est-ce qui s'est passé avec toi?" Bon sang, quelle claque dans le visage! La professeure qui décide de placer Jeanne entre deux chahuteurs de la classe comme on se servirait d'un mur était aussi profondément humiliante. Enfin, et ça c'est le pire, l'idée des parents de faire un système de récompense basé sur l'argent afin d'encourager leur fille à perdre du poids. Faire reposer sur les épaule d'une ado le fardeau d'un régime est irresponsable, ni plus ni moins. Oui, je sais, je juge. Si vraiment les parents ont des soucis quand au mode de vie alimentaire de leur enfant, il y a les médecins et les nutritionnistes-diétististes qui sont là pour les épauler.
En même temps, ce que ça traduit comme histoire est justement le manque d'éducation des gens face à l'embonpoint ou l'obésité. Pour nombre de gens, ces deux états de poids sont gérable avec une simple diète et on associe encore le poids et la masse à la santé. Ce n'est cependant pas vrai du tout: des gens en santé peuvent aussi avoir une très forte carrure et une masse importante, tout comme des gens filiformes et maigres peuvent avoir une alimentation malsaine. Il existe donc encore des clichés et de idées préconçues sur la question de la silhouette et du poids et ce sont eux qui engendre le genre de situation problématiques qu'on voit ici.
Aussi, on le voit clairement, parmi les clichés, on retrouve celui de la "femme désirable mince", un canon esthétique extrêmement glorifié dans les sociétés occidentales modernes. Jeanne se promène dans le centre commercial, on y voit des mannequins minces qui ont toutes la même silhouette en sablier. On voit également un personnage connu de la série animée "Death Note" , qui est justement une très mince vedette, ce qui met très subtilement l'accent sur les modèles véhiculé via la culture. Enfin, en fouillant dans les revues porno du père de Nora, les deux filles font également la découverte des corps minces hypersexualisés, modifiés, mais surtout idéalisés.
Sans dire que tous les hommes préfèrent ce genre de silhouette irréalistes, reste que nos jeunes qui s'y exposent risque de ne pas faire la différence entre le corps fantasmé et le corps sain. Un constat qui s'applique aussi au monde publicitaire, cinématographique, graphique ( BD/Mangas), etc.
Jeanne est donc confronté au fait que selon les autres personnes autours d'elle, parents, profs comme parfaits étrangers, elle est "laide", parce qu'elle est "grosse". Son désir de perdre du poids n'est donc jamais associé à la santé, mais bien à l'esthétique. Si ses parents se montrent inquiets de son poids, jamais ils n'investigue le volet psychologique de leur fille. Ils auraient peut-être découvert que Jeanne avait tendance à manger ses émotions, ce qui ne devait pas aider à la gestion de son poids. Mais il serait mal avisé de prétendre que c'était là la seule raison de son poids. Jeanne a peut-être aussi plus d'appétit ou un métabolisme plus lent qui pourrait expliquer son poids.
Pire encore, les autres ados ( pas tous, mais disons, les plus "influents") semblent croire que la beauté est un critère d'amitié et d'amour, comme malheureusement beaucoup trop de jeunes le croit dans la vraie vie comme dans la fiction. Je déteste singulièrement cette superficialité, il serait temps d'en jaser dans les écoles. Donc, les trois "populaires" se mettent à devenir odieuses avec Jeanne, pas tant parce qu'elles ne l'aiment pas autant qu,elles ne veulent pas admettre que Jeanne puisse avoir des atomes crochus avec Jakob dit "Le plus beau gars la classe". Selon leur logique superficielle, il devrait sortir avec "la plus belle fille de l'école", Viola. Notons au passage que ladite demoiselle est aussi égocentrique, mélodramatique, imbue d'elle même et bien sur: mince. Bref, elle représente un gros cliché. Il sera donc aussi question de l'apparence dans les relations interpersonnelles.
Pour les personnages, sans répété ce que j'ai déjà évoqué, je remarque que le personnage de Jakob est franchement sympathique. Plutôt que de regarder l'apparence, il regarde surtout la personne. Clairement, il apprécie d'avoir une amie pour jouer aux jeux vidéos. Vers la fin, il espère même être dans sa classe l'an prochain. Une part de moi aurait souhaiter qu'il remarque son changement de silhouette, non pas pour la juger, mais pour questionner sa santé. En même temps, ce n'est pas quelque chose avec laquelle tout le monde est à l'aide de parler. Il y a aussi le personnage de Nora, d'abord meilleure amie, puis meilleure amie de la fille populaire, Viola. Son acte de trahison envers Jeanne sort vraiment de nul part et c'est dur de comprendre ce qui a motivé cette action humiliante. Ce que les jeunes peuvent faire pour avoir de l'attention des fois...
Enfin, le père m'a semblé le plus insistant quand au régime de Jeanne. Il semblait faire une fixation sur son poids et ses commentaires étaient non-constructifs et culpabilisants.
Il y a une chose qui me dérange tout de même un peu dans cette histoire, soit le manque de réalisme quand au "retours à la normale" de Jeanne. Elle a des comportements anorexiques qui on ont duré des mois, alors qu'elle se mette à manger de nouveau sans heurtes est assez irréalistes. L'anorexie étant un trouble mental, donc dans la tête de la personne, il faut généralement une prise en charge psychologique. Mais bon, ça reste un détail.
Le graphisme pour sa part est généralement sobre, les personnages ont des yeux en points, des vêtements peu variés et sans motifs, ainsi que des formes simples. Ce sont les nuanciers qui viennent beaucoup jouer sur la charge émotive des personnages avec des bleus et des noirs pour la détresse, l'humiliation et la peur. Parfois, le nuancier gris s'invite, dans les moments de salle de bain, surtout. On voit alors une Jeanne morose, dégoutée d'elle même et mal dans sa peau. Bref, les changement de couleurs marquent bien les bas ( et les très bas) de son état émotionnel. Une bonne idée, c'est très clair à suivre. Enfin, la BD se mute parfois en roman graphique, avec des pleines pages.
Vous trouverez à la fin des ressources d'aide autant pour les troubles alimentaire que pour toute situation sensible chez les ados. Comme la BD a été traduite en français par Bayard Canada, ses ressources sont canadiennes et québecoises.
Une BD pertinente, assurément, et graphiquement sobre, qui pourra engendrer une réflexion quand à notre perception de la diversité corporelle, interrogera sur les comportements grossophobes et prosociaux aussi et, je l'espère, fera émerger l'empathie. Ce ne sont pas tant les comportements qu'il faut changer, mais bien nos perceptions et notre préjugés envers les personnes de fort poids. Il serait également pertinent de traiter de la réelle biologie derrière la diversité corporelle. Ce n'est pas une lecture tendre, mais c'est une lecture nécessaire.
Pour un lectorat du premier cycle secondaire, 12-15 ans+
Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes La Bibliothèque de Sparkus (BD): Si je devais avoir une bibliothèque privée on y trouverait..., BD Jeunesse: La tribune aux filles, Shaynning: Top 100 BD Jeunesse, BD canadiennes et Incontournables BD jeunesse 2023
Créée
le 9 avr. 2023
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