Taniguchi aura eu - entre autres mérites - celui d'être le détenteur du record d'œuvres présentées dans le top 100 manga SensCritique relevant du même auteur. Le trophée sera cependant à partager entre son étagère et celle de Takehiko Inoue avec lequel il aura fini premier ex æquo. Il n'y a pas de mal à finir à égalité avec le meilleur même si je maintiendrai jusqu'à mon dernier souffle qu'un dunk bien senti m'aura fait plus d'effet qu'une ascension fulgurante de l'Himalaya.
Avec Quartier lointain, Taniguchi ne nous promet plus monts et merveilles mais s'en retourne à ses amours passés pour ne pas dire ses lubies d'antan. L'occasion pour l'auteur de renouer avec l'art de la narration rétrospective en en bouleversant seulement le cadre. Quartier Lointain n'est que Le Journal de mon Père adapté à un nouveau protagoniste.
Taniguchi a un registre et s'y tient, s'y cramponne. On devine et l'on sait même l'homme mélancolique au regard de ses déballages. De ses histoires, il n'en ressort qu'un sens de l'ordinaire assumé ; assumé et magnifié. Le récit sera toujours exceptionnel de pudeur au point d'en maculer l'œuvre de la première à la dernière page. Du bout de sa plume, l'auteur ne cherche pas à faire naître la mélancolie, il la calque depuis son propre ressenti que nous serons alors amenés à partager tout au long de notre lecture.
Du pathos ? Jamais. Rien de plus qu'une sensiblerie discrète et lancinante parcourant l'œuvre de tout son long. Les larmes qu'on retient sont plus poignantes que celles qu'on déballe ostensiblement. Il n'y a jamais de place pour l'épanchement dans les œuvres du père Taniguchi et c'est encore pour cela que la lecture en est si agréable nonobstant ce que l'on pense du manga en question.
Malheureusement trop habitué à l'outrecuidance et à l'impudicité caractérisée alors que bon nombre de mangas que je parcoure se confondent en hurlements et pleurnicheries de toutes sortes, la décence et la retenue discrètement dévoilées ici sont autant de palliatifs disposés à soigner mes nerfs jusque là méchamment échaudés.
Une rétrospective qui ne se présente pas comme telle, voilà l'unique différence de fond susceptible de distinguer Quartier Lointain du Journal de mon Père. Le cadre apparaît à peine différent tout en offrant une perspective nouvelle sur l'expérience du protagoniste. Il ne s'agit plus de se souvenir mais de revivre. Hiroshi - par un ressort plus ou moins fantastique dont on suppute qu'il serait motivé par l'alcool - se retrouve avec son âme et esprit d'adulte dans le corps et à l'époque du jeune homme qu'il était au temps de ses quatorze ans.
L'idée est brillante et je ne saurais que trop en vouloir à Taniguchi pour ne pas l'avoir mieux exploitée. À ce concept prometteur, Taniguchi lui aura préféré son amour de toujours : la nostalgie. Il y avait pourtant de la place pour les deux alors qu'Hiroshi pouvait revivre sa vie d'antan tout en connaissant le futur.
Je ressentais alors la nostalgie d'une vie que je n'avais jamais vécue dès les premiers chapitres au gré des souvenirs d'Hiroshi qui se remémorera peu à peu le sort de ses camarades. Perdu, à ne pas savoir s'il rêve ou s'il revit effectivement le passé, la narration tranchera pour lui en décidant à sa place qu'il n'en avait finalement rien à faire. Traiter par-dessus la jambe ce que que l'on croit tenir du fantastique pour ne plus suivre ce qui n'est ni plus ni moins que les aventures d'un vieux collégien a clairement de quoi faire grincer des dents. L'auteur aurait pu tirer tellement plus de cette œuvre dont il n'avait manifestement pas glané l'étendue du potentiel qui sommeillait dans son présupposé scénaristique.
L'idée de revivre sa vie est un concept génialissime, je déplore qu'il ne fut ici abordé que le temps de deux tomes. De toutes les idées vaseuses que peuvent plagier les mangakas d'aujourd'hui, pourquoi celle-ci passe-t-elle systématiquement entre les filets ? De cette idée de base, Taniguchi n'en fera plus grand chose passé le premier tome. L'idée en elle-même n'était pas le propos de Quartier Lointain, mais elle aurait nettement gagné à être exploitée davantage. Certains auteurs en auraient tiré parti jusqu'aux pires abus concevables, lui n'en a rien fait. Taniguchi fait tout dans la retenue mais se retient justement de trop dans les élans prometteurs qu'il impulse. Une belle occasion manquée. À la pudeur du ton se mêle sans doute une part de pusillanimité dans la démarche artistique de l'auteur.
Le refus catégorique de ce dernier à faire passer son concept en premier plan jusqu'à même le reléguer en toile de fond est d'autant plus regrettable que l'on s'y serait cru. S'imaginer revivre avec son esprit d'adulte sa vie d'enfant en connaissant ce que l'on sait de l'avenir et en pouvant changer les choses a tout pour séduire. Le temps du premier volume, Taniguchi tirera le meilleur parti de son idée d'ici à ce qu'il ne se lasse et fasse passer la rétrospective avant toute autre chose. Cela ne se fait pas de dicter l'itinéraire du capitaine quand on se trouve précisément à bord de son navire, mais on aurait bien volontiers évité l'iceberg. L'auteur avait entre ses mains une pépite, un joyau étincelant de mille feux. Or, Taniguchi n'accorde que peu d'importance à ce qui brille. C'est à la fois son plus grand mérite et son pire défaut artistique.
Très tôt (en deux tomes, ça ne peut fatalement qu'être prématuré), Hiroshi entamera sa quête afin de découvrir pourquoi son père a disparu un beau soir sans laisser de trace alors qu'il n'avait donné aucune raison de croire qu'il puisse quitter un jour le foyer familial. Une courte enquête s'amorce. Les faisceaux s'éclairent un peu mieux alors qu'Hiroshi, collégien avec sa hauteur d'adulte, découvre et comprend ce qui a pu passer par la tête de son père. Il a d'ailleurs bien de la chance ; car même avec la meilleure volonté du monde, je ne parviens pas à saisir comment une telle forfaiture paternelle peut être considérée avec tant de bienveillance par l'auteur.
Le père d'Hiroshi aura eu beau se donner des airs de sage derrière son visage doux et placide afin de justifier son inqualifiable fuite, il n'en reste pas moins le dernier des enfoirés. Tout, dans la narration, aura cherché à nous dissuader de porter le moindre jugement moral sur cet homme qui, paraît-il, avait ses raisons. Rien n'y a fait me concernant. La Vérité a beau être un univers de nuances où le blanc et le noir n'ont pas leur place, je n'aurais toutefois pas été convaincu par les explications du paternel. On n'abandonné pas veaux vaches et cochons parce qu'on a dixit le «sentiment de vivre la vie de quelqu'un d'autre». L'origine de sa félonie n'a aucun fondement et se justifie par une excuse digne d'une collégienne en pleine crise hormonale ; le père d'Hiroshi est un salopard tel qu'on pourrait le prouver mathématiquement. Pire que Raoh et Freezer réunis. Non je n'exagère pas ; pas tellement en tout cas. Une femme aimante, un foyer prospère, des enfants bien élevés... il n'avait aucune raison de foutre le camp.
Quartier Lointain rejoint aussi le Journal de mon Père en ce sens où il en est sa réponse plus que sa suite. Là où précédemment, un fils abandonnait figurativement les siens, l'inverse se déroule ici alors qu'un père laisse sa famille derrière lui. Je note toutefois que le fils regrettera son comportement là où le père d'Hiroshi n'aura apparemment jamais exprimé le moindre remord. Si encore il était parti au bout du monde...
La conclusion achève de nous décevoir alors que le concept n'aura eu droit à ses lettres de noblesse le temps de trois à quatre chapitres seulement. L'alcool était responsable de l'hallucination qui n'en était pas vraiment une - va pour le lyrisme - et Hiroshi prend conscience qu'il avait lui aussi abandonné sa famille en un sens à se perdre dans le travail. Une conclusion clichée et bâclée comme on n'en retrouve qu'à la fin des téléfilms diffusés en période de fête sur TF1. En deux tomes, je n'espérais de toute manière aucun miracle.
Nous avions un boulevard devant nous, rien, strictement rien n'empêchait de l'emprunter à toute blinde et nous nous sommes pourtant contentés de rouler en première tout du long. Alors certes, cela a occasionné une charmante balade bucolique à l'issue de laquelle nous avons eu l'occasion d'apprécier le paysage ; mais tout cela aurait pu être tellement plus. Une occasion manquée, ça ne se pardonne pas plus facilement qu'un père qui abandonne sa famille. Je déplore plus facilement le gâchis que la médiocrité ; c'est dire s'il y a ici de quoi se lamenter.
P.S : Le record du nombre d'œuvres du même auteur dans le top 100 manga est aussi partagé par Naoki Urasawa et Osamu Tezuka.