Un manga d'artiste.
Avant d’être un mangaka, ELDO Yoshimizu est avant tout un artiste, un sculpteur. Avec Ryuko, il nous propose son premier mangas, aux éditions Lézard Noir. Cette maison d’édition étant spécialisée...
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le 13 févr. 2017
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Ryuko est un manga de Eldo Yoshimizu compilé en 2 tomes. Aparté vite fait, ce manga met un bon gros doigt au système traditionnel de publication du 9ème art nippon puisqu’il est auto-produit et d’abord présenté dans une galerie d’art Tokyoïte, puis édité pour la première fois en format relié en France en 2016.
Pour ceux du fonds qui ne suivraient pas, l’immense majorité des mangas sont d’abord prépubliés chapitre par chapitre dans des magazines spécialisés, puis publiés sous forme de livre au fur et à mesure de leur progression, et les volumes qui se vendent le mieux sont plus ou moins les seuls à pouvoir espérer être traduit chez nous. Ryuko fait donc figure d’OVNI dans cette industrie, puisque le manga n’a ni été prépublié, ni publié tout court au Japon (du moins de manière traditionnelle) avant de passer en France. En gros, tous ses chapitres sont sortis d’un coup, et ont tapé directement dans l’oeil de l’éditeur français, Le Lézard Noir.
Du fait de cette incongruité, on peut s’attendre à ce que cette oeuvre soit empreinte d’une certaine liberté artistique. Et effectivement, elle se démarque assez clairement de ce qui se fait habituellement. Mais avant d’aller plus loin, synopsis ft. manga-news :
“Suite à un coup d’État de l’armée rebelle, le royaume de Forossyah, qui dominait la mer Noire, disparaît sous les flammes. Ryûko, boss d’un clan de yakuzas dont les activités s’étendent jusqu’au Moyen-Orient, se voit confier la garde de Barrel, la fille du roi, qui vient à peine de naître. Dix-huit ans plus tard, Barrel a grandi et veut prendre son envol, mais sa bienfaitrice voit ses caprices d’un mauvais œil. Un jour, le QG du clan de Ryûko à Forossyah subit un assaut de l’armée. Là, des vérités éclatent au grand jour, notamment au sujet de la mère de Ryûko, censée être décédée, et vont conduire la jeune femme à se rendre au Japon pour en savoir plus…”
Bon, à première vue ça a l’air sympa mais sans plus, je l’avoue. Plus qu’un aveu, je vous ferais même une confidence : l’écriture de ce manga n’est pas exceptionnelle. Ca tient la route hein, le scénario est assez propre et les personnages plutôt bien construits, pour une histoire sur deux tomes c’est tout à fait honorable. Mais honnêtement,ce n’est clairement pas son écriture qui fait que je vous parle aujourd’hui de ce manga.
Non, ce qui fait son sel, c’est toute son esthétique. Ryuko est un manga incroyablement ambitieux dans tout ce qui touche aux dessins, à la mise en page et au découpage. J’en profite d’ailleurs pour faire une petite mise au point sur ces deux dernières notions, bien trop souvent confondues.
“La mise en page est l’organisation des cases dans la planche. Définit la forme, la superficie et l’emplacement de chacun des cadres.(...)
Le découpage est la distribution du scénario dans une suite de cases qui forment une séquence narrative. Le découpage détermine le contenu de chaque image.”
(source : La bande dessinée : son histoire et ses maîtres, le catalogue du musée de la bande dessinée.). Brillez en société et ne vous trompez plus en inversant ces termes, parenthèse fermée.
Bref, Ryuko propose une approche tout à fait originale de l’esthétique manga.
Les dessins, bien sûr, sont presque à chaque page somptueux. Des traits d’une extrême finesse et ultra réalistes cotoient parfois dans la même case des formes brutes à la puissance évocatrice laissant libre cours à l’imagination du lecteur pour y voir ce qu’il veut. Parfois Eldo Yoshimizu dessine des objets, des personnages ou des lieux. Parfois il peint des émotions. Dans ce dernier cas, on est presque dans l’art abstrait, l’auteur ne cherchant littéralement plus à représenter quelque chose de concret. D’ailleurs, pour la petite anecdote, Yoshimizu dit avoir peint certaines planches sous l’emprise de l’alcool. Et pourtant, malgré cette abstraction et ivresse, on ressent parfaitement ce que ces dernières cherchent à faire. Quand bien même lesdites planches ne seraient composées à 80% de traits noirs et de formes évanescentes. Et cela, c’est permi justement grâce au découpage et à la mise en page divins.
Le découpage d’une part, car Ryuko est un manga qui sait respirer. Bien que certaines pages soient chargées niveau action, la liberté qui a été le maître mot durant tout le processus de création du manga permet certaines séquences absolument intenables dans un manga prépublié chapitre par chapitre. Ce que je veux dire, c’est que l’oeuvre gère à merveille son rythme en utilisant des procédés qui lui sont quasi propres. Par exemple, avant même la moitié du premier tome, on a un enchaînement de 4 doubles pages, sans texte, qui dépeint la même scène dans le même lieu avec le même personnage. Pour faire une comparaison un peu pétée, 4 doubles pages c’est la moitié d’un chapitre de One Piece. Et encore une fois je le répète, mais ça c’est pour une seule scène.
Le manga sait quand accélérer ou dilater à l’extrême la narration, grâce à l’originalité et la grande maîtrise du découpage.
Cette originalité et maîtrise se retrouvent encore plus dans la mise en page. C’est simple, pour moi aucune oeuvre avant Ryuko n’avait tenté de faire quelque chose d’aussi intéressant et poussé avec la mise en page. Beaucoup de planches fourmillent d’idées géniales sur comment agencer les cases et surtout comment les séparer.
Exemple type dans les images ci dessous : une scène de fusillade, où les deux camps sont montrés. On remarque d’emblée la mise en page incitant à une lecture exclusivement du haut vers le bas, renforçant l’impact de la scène puisqu’à moins d’être totalement con tu lis tes manga avant tout de droite à gauche. Les assaillants, prenant l’autre camps par surprise, sont montrés sur la partie supérieure de la page; là où les assiégés sont sur la partie inférieure, et se font ainsi littéralement écraser. Pour séparer les deux parties, pas un simple trait comme n’importe qui se serait contenté de faire, mais un fusil d’assaut faisant feu, et ses douilles tombent directement sur les assiégés. Ce genre de mise en page simple, efficace mais incroyablement classe et innovante prolifère dans Ryuko.
Le manga essaye de faire quelque chose avec la mise en page, et selon moi réussit haut la main. Cette utilisation aussi poussée de la mise en page est extrêmement rare et précieuse, car il s’agit peut-être là de l’essence même du neuvième art : si l’on situe parfois un peu négligemment la bande-dessiné à la croisé des arts, un mix entre le dessin et la littérature, c’est cette notion même de mise en page que l’on peut dire exclusive à la BD. Et pourtant, elle est presque perçue comme une contrainte, et n’est que trop souvent mise de côté au profit d’un format standard et timoré. Ryuko tente de s’affranchir de ce carcan, en lui donnant une personnalité propre, et bordel ça a du chien.
Voilà pour ce qui est du découpage et de la mise en page.
Un dernier point que j’aimerai aborder concerne une nouvelle fois les dessins. Car si je vous ai dit que Yoshimizu avait une palette de style allant du réalisme à l'abstrait, cette palette comprend également du symbolisme. BEAUCOUP de symbolisme. Une nouvelle fois, l’écriture de l’oeuvre n’est pas exceptionnelle, mais ses dessins disent souvent plus de choses que ses dialogues. L’exemple le plus flagrant pour moi se trouve à la fin du tome 2, aussi vais-je être obligé de vous spoiler un élément mineur de l’histoire. Je ne crois pas que cela gâche véritablement votre lecture, mais sait-on jamais.
A la fin du manga, Ryuko (la protagoniste éponyme) est blessée et se fait sauver par un autre personnage d’origine Afghane. Ils tombent amoureux, s’enlacent, et ce qui devait arriver arriva. Mais plutôt que de nous montrer l’acte sexuel, l’auteur laisse parler son génie. Deux pages sont réservées à l’évocation de la baise, et elles sont construites de façon similaire : un seul dessin par page, sur lequel on voit Ryuko nue et en arrière-plan des fleurs. Sur la première de ces deux pages, la fleur en question est un pavot. Cette fleur pousse en abondance en Afghanistan car permet de produire de l’opium, et le personnage Afghan a d’ailleurs travaillé dans un champs d’opium. De plus, en Orient cette fleur est symbole d’apaisement et de réussite de l’amour. Sur la deuxième page, la fleur représentée est une orchidée japonaise. Outre l’origine de la fleur, elle est aussi symbole d’amour, de sensualité et de la femme idéale. Et les plus raffinés d’entre vous connaissent sa connotation sexuelle car elle est dite ressemblant à une teuch et surtout l'étymologie d’”orchidée” vient de “orchis”, c’est-à-dire “testicule”. Bref, plutôt que nous montrer une go se faisant démonter en lele, Yoshimizu nous suggère l’acte au travers de symboles représentant tant la scène que les personnages. Et ça c’est beau. Les symboles, et la lele.
Enfin à vous de voir. (FIN DE LA ZONE SPOIL).
Bref, voilà ce que j’avais à dire sur Ryuko. J’ajouterai pour finir que l’édition française est chère (20 euros/tome quand même) mais de toute beauté. Sans déconner les bouquins sont magnifiques, avec des illustration à l’intérieur des couvertures, le papier est d’excellente facture et rend la lecture hyper agréable. Le Lézard Noir a plus que jamais fait un super taff.
Et de toute façon j’ai pas trouvé les scans donc les pauvres peuvent aller se faire mettre (même si 40 balles dans une série de cette qualité c’est clairement pas de trop vu les standards actuels).
Voilà, je coupe court à ce pavé, lisez Ryuko si vous pouvez c’est génial et véritablement innovant.
Créée
le 5 juin 2020
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