SOS Bonheur fait partie de ces livres qui font peur. Pour de bon. Parce qu’ils sont trop vrais. Un peu comme Le meilleur des mondes de Huxley. On les lit, et on se pose la question : mais comment l'auteur avait-il pu deviner ? Sur le fond, on est dans le même filon dystopique. On a des auteurs qui dès le début des années 80, racontent ce que serait devenue notre société occidentale : une demi-tyrannie qui s'abrite derrière la bien-pensance, où les libertés sont attaquées les unes après les autres au nom d’un « mieux-être » commun largement fictif et d'une certaine « peur du pire ». Au prétexte de bonnes intentions, il devient obligatoire de regarder la météo, de se couvrir comme il faut. De manger comme il faut. Carte de Régime, Gym obligatoire…
Il faut le lire pour le croire : Griffo et Van Hamme nous croquent même un médecin qui récite les maximes officielles : « vie sans dessert, santé de fer », 25 ans avant les slogans de maoïsme alimentaire « 5 fruits et légumes par jour », 30 ans avant les taxes sur les boissons trop sucrées, les rafales de vaccins de la mère Buzyn… Et puis il y a les descentes la police médicale aussi, sur délation.
« L’information était exacte : le frigo n’a pas de prise terre, tu te rends compte !? » - Perquisition de la Police Médicale
On est fasciné par l'acuité et la finesse des auteurs, qui en quelques pages donnent l'impression d'embrasser la dystopie toute entière. Les sujets choisis, la démarche qui consiste à partir de l'anodin, du quotidien, pour faire émerger le monstre, est fascinante : un boulot chiant, un steak et une gammaglobuline, une carte de crédit qui déconne... On est également émerveillé de la justesse psychologique des portraits : des gens canalisés, infantilisés, soumis et craintifs, conditionnés à obéir « pour leur bien ». Jusqu'au moment, bien sûr, où ils sont conduits à l’éveil par des évènements traumatiques. Ou parce que le doute, tout simplement, s’empare d’eux, face aux incohérences d’une société qui malgré les slogans optimistes et égalitaristes, fonctionne comme un état policier et invasif, réserve l’opulence à une caste de privilégiés et le chômage de masse, le rationnement mathématique et la surveillance aux sans-dents.
État policier qui tombe immédiatement le masque lorsqu’un déviant se manifeste, d'ailleurs. À l’image de François Mortier, tout juste embauché à la Compagnie d’Analyses Générales pour comparer à longueur de journée deux colonnes de chiffres, dans une sorte de monstre à mi-chemin entre les GAFA et une agence gouvernementale (un peu comme In-Q-Tel et Alphabet-Google). On se pose la question d’ailleurs : Comment Van Hamme a-t-il pu imaginer le panopticon permanent du Big Data, la collusion avec les États, dans lesquel nous sommes plongés ? Van Hamme, qui invente une IA qui remplace les tribunaux (avec le même talent pour la justice à deux vitesses), l’aurait-il cru, si on lui avait annoncé qu’à 40 ans de distance, l’outil informatique servirait à déterminer le Score Social des citoyens en Chine et, en Occident, à « sculpter le paysage de l’information » (dixit Google) par des filtrages orwelliens omniprésents et l'altération des « résultats organiques » ?
Revenons à notre employé de Big Data. Confortablement payé. Travailleur. Consciencieux. Trop peut-être, car sa conscience l’interpelle et met en avant la question du sens. Que signifient ces chiffres ? Pourquoi il fait ça ? Pourquoi on le paye autant ? Pour le compte de qui ? L’absence de sens lui est insupportable. Mortier pose des questions : il devient non-conforme.
« Vous n’êtes pas ici pour penser, Mortier, mais pour noter les différences » - M.Schlagel, chef de service
Le monde de SOS Bonheur ne veut que des citoyens sages, souriants, et dociles au bonheur programmé, comme dans ses club-med gouvernementaux, avec ses vacances obligatoires choisies par la Sécu. Il veut des travailleurs qui vivent sans jamais se poser de questions, qui boivent leur existence quotidienne.
En effet, derrière les slogans et le pacte social idéal, la société de SOS Bonheur est implacable. L’État montre impitoyable avec la dissidence : il censure, prive d’identité, perquisitionne, révoque les droits, réécrit jusqu’à l’existence des individus, qui disparaissent des registres et des consciences. François Mortier ne pouvait-il pas se contenter de travailler sans penser et jouir tout simplement ? Il en était incapable, il doit donc disparaître, et comme tant d'autres, il disparaît même de la mémoire de ses voisins bercés au flot lénifiant du reconditionnement. Ceux qui persistent dans le souvenir deviennent à leur tour suspects. L’histoire de François Mortier n’est qu’un tableau, le premier d’une série d’autres, indépendants, mais qui finissent par se rejoindre, pour unifier les volumes entre eux.
Enfin, il y a le dénouement, qui fait encore plus peur : la trilogie originelle se termine sur une révolution populaire, une révolution de reconquête de la liberté individuelle et collective. Lue en période Gilets Jaunes, de lutte contre le démantèlement de l’état social, de restriction des libertés individuelles élémentaires (circulation, expression, pensée, éducation…) au nom de mots fourre-tout égalitaires et d’autres éléments de langage frelatés, on aimerait y croire : un jour, on reprendra la main.
Sauf que les auteurs nous expliquent que
même le succès de la révolution est piloté. Ses leaders et ses martyrs sont suscités, par les mêmes qui contrôlaient déjà la tyrannie éco-bienveillante. Les banquiers et leaders occultes du monde savent quand abandonner un modèle devenu boiteux.
Lâcher la bride pour mieux resserrer plus tard, d’une autre main. L’homme, considèrent-ils, n’est pas fait pour la liberté.
C’est peu ou prou ce que disait Merkel, récemment. Pour protéger la liberté, il va falloir la réguler.
TLDR :
Faites-vous plaisir en mettant la main sur SOS Bonheur, qui parvient à restituer la pleine réalité d'une monstruosité par le petit bout du quotidien. On sait jamais qui vous finissiez par y retrouver le vôtre.
les plus
- scénario prophétique
- finesse de l’écriture
- dessin 80's excellent
les moins
- trop court
- apparemment, la saison 2 sans Van Hamme sent le moisi