https://branchesculture.wordpress.com/2015/03/23/troubs-sables-noirs-turkmenistan-bd-futuropolis-critique
En 2009, l’auteur de bande dessinée Troubs est parti pour un voyage de vingt semaines au Turkménistan. Il en a ramené un carnet de voyage mais aussi des clés de compréhension d’un pays quasi-inconnu. Entre passé fait d’un siècle de communisme et la mégalomanie du tyran en place.
Comment ça, un carnet de voyage n’est pas de la bande dessinée? Si ce constat a longtemps perduré, il semblerait que Troubs vienne semer le trouble avec Sables Noirs. Et il fait plutôt bien. Avec plus de 20 ans de bouteille, celui qui se définit comme un dessinateur voyageur (nous avions déjà parlé de lui avec Va’a, une saison au Tuamotu a ramené un étonnant portrait d’un pays parmi les plus secrets au monde: le Turkménistan, enclavé entre Iran, Afghanistan, Ouzbékistan, Kazakhstan et Mer Caspienne. Un pays fait d’un grand désert de sable noir.
L’aventure de Troubs a commencé en 2008 après un contact avec le Centre Culturel d’Achgabat, capitale du Turkménistan, pour animer un stage durant la Fureur de lire (hé oui, à l’autre bout de l’Europe, l’opération existe!). Enthousiasmé par cette expérience pourtant trop courte (deux semaines), Troubs a réitéré l’expérience en 2009 via le projet Prévert: une traduction de vingt poèmes de l’autre Grand Jacques dans la langue turkmène et illustrés par Gurban, un peintre parmi les plus réputés de la région et ami de Troubs depuis son premier voyage. Un projet aux allures simples mais qui attendaient depuis longtemps un superviseur, un sauveur qui donne corps et âme à ce recueil difficile dans un pays où la liberté d’expression d’un livre ne s’exerce que si le Président en a signé la préface!
Un président doré
Un drôle de pays dans lequel l’auteur se plonge pendant 20 semaines et constate les manquements d’une société qui regrette parfois le temps des communistes. L’époque où chacun avait un boulot et non pas, seulement, 40% de la population. Les Turkmènes se situant dans les soixante autres pourcents doivent se débrouiller, s’improviser chauffeurs de taxis parfois. Et en-dehors du luxe alloué à la gloire de l’état et de son chef (par exemple le tripode, tour sur trois jambes de 75 mètres au sommet de laquelle trône une statue en or de l’ancien président Niazov, bras en croix et tournant sur elle-même pour toujours avoir le soleil de face).Et, pourtant, alors que le pouvoir en place semble si prompt à montrer ses dorures, ni Amnesty ni aucune autre ONG n’ont de représentation dans ce pays.
La suprématie du crayon
Chance aussi que Troubs est né avec un crayon dans la bouche, et non un appareil photo. En effet, la photographie est proscrite (ce qui renforce le poids du crayon pour décrire au mieux la réalité) dans ce pays de sables noirs où l’art est pensé pour ne déranger personne, ou la culture peut vivre mais dépolitisée. Finalement, pas grand chose n’a changé depuis le communisme, ou alors en mal. Sauf peut-être l’eau et l’électricité qui demeurent presque gratuites. Une réalité sensible que touche Troubs de la pointe de son crayon au gré de visa de 3 jours, de couvre-feux obligatoires et de lectures surréalistes (Le Ruhnama, livre et gloire nationale écrit par Niazov pour l’unir à son peuple et se justifier par de multiples emprunts aux textes sacrés, au communisme et aux traditions épiques nomades. Avec en plus, la volonté de s’imposer comme second livre après le Coran).
Entre images « prises au vol » et réelle reconstruction narrative, Troubs livre bien plus qu’un carnet de voyage, mais bien le portrait par petites touches (car difficile de dresser un portrait complet avec des bâtons dans les roues) d’une république bien despotique. Mais Troubs pose aussi les questions intéressantes concernant les partenariats de la France avec cette dictature. La réponse ne va parfois pas autant de soi que ça. Un excellent voyage, aéré et décomplexé, critique et humain à la fois.