De l’art de savoir choisir son titre pour aguicher le lecteur, ces auteurs-ci, ils en maîtrisent les pleines arcanes. Du moins pour me cibler droit au cœur, ou ce qui lui fait office de substitut. Car si les contributeurs SensCritique, par pudeur peut-être, n'ont pas traduit le titre du présent ouvrage, cela ne prévient pas ce dernier d'avoir à s'intituler « Même un Singe peut dessiner des Mangas ».

L’un des aléas inhérents à mes pérégrination sur pages en noir et blanc, tient au caractère éminemment étriqué des contraintes éditoriales incombant aux auteurs disposés à s’y astreindre. Pour qu’un manga, là-bas, prenne son envol, aucune place n’est préalablement accordée pour que celui-ci prenne son élan. Il n’y a pas d’étincelle, la folie est proscrite ; l’art tient alors le plus souvent dans un cahier des charges. La folie, on n’en trouve même pas une once dans les interlignes.


C’est aussi pour ça – outre la sociopathie – que je me mets en joie devant du Shintaro Kago ; des auteurs atypiques qui offrent du nouveau. Ce qu’il y a de neuf n’est pas nécessairement bon, mais l’originalité, dans le paysage manga, s’accepte depuis trop longtemps comme une goutte d’eau dans le Sahara pour qu’on puisse se permettre d’y cracher dessus. Alors faut parfois fouiller jusque dans les dédales des maisons d’éditions les moins connues du Japon pour trouver de l’effronterie ; de l’irrévérence.

Les années 1970, dans le manga et dans toute chose, avaient permis l’essor de créations nouvelles ; souvent merdiques, mais parfois digne d’un regard sinon de plusieurs. Aussi, si la période a par exemple permis à Go Nagai de laisser vagabonder sa créativité vers des sentiers peu recommandables, elle lui aura permis, depuis la Shueisha, de nous gratifier de quelques perles improbables, Devilman et consorts, pour permettre à la profession toute entière d’effectuer un bond incrémentiel soudain. Car ce sont des choses qui arrivent lorsqu’on laisse de la liberté aux auteurs : ils proposent du contenu susceptible d’intéresser. Fallait y penser.


Je remercie par ailleurs mon abonné – je ne sais plus de qui il s’agit, qu’il se manifeste en commentaire – pour avoir effectué cette fouille à ma place et m’avoir dégoté une telle œuvre. J’ai perdu la foi du prospecteur, me reste heureusement mon compagnonnage pour me rapporter quelques noveletés parfois digne d’une lecture. Merci mes féaux, merci.

Enfin… sauf lorsque vous me rapportez du sida papier dans 99 % des cas ; merci néanmoins.


Qu’on se le dise, Même un Singe peut dessiner un Manga n’est pas de ces œuvres qui révolutionnent quoi que ce soit. Plutôt un de ces mangas qui, sortis des carcans bien propres et lisses imposés par les maisons éditoriales, égratigne la profession à l’acide sulfurique. Chose apparemment inconcevable dans un pays où critiquer la profession a l’air de tenir du tabou. Il se sera trouvé Inio Asano pour parfois oser dire que de la merde en était effectivement, mais à mots couverts seulement. Ici, on y va très franchement et généreusement. Oubliez les beaux principes corporate estampillés Shueisha du temps de votre lecture de Bakuman, on n’encense plus ; on profane, et avec le sourire.


Première page, la réplique enchante pour ce qu’elle a de pertinente. « Je ne peux pas croire la merde que les gens lisent aujourd’hui ! La culture du manga est condamnée ». C’était en 1989. Un âge d’or comparé à l’époque où se conçoit la présente critique. Très vite, les auteurs nous rapporteront les premiers écueils auxquels ils ont été confrontés ainsi que leurs confrères : modeler son œuvre pour correspondre au plus de genres possibles par pure tactique éditoriale, jouer des coudes dans les classements de popularité du magazine de publication, aspirer au merchandising ; n’envisager le manga que comme une mine d’or à exploiter, et non un trésor à faire reluire. Et le tout, en affichant le bâtiment de la Kodansha pour mieux préciser là où part la cartouche. Pas de détours ou de périphrases, ils attaquent frontalement et mollardent dans de franches expectorations.


Beaucoup de références manga – forcément – fusent à tort et à travers. On cite pèle-mèle Ryoichi Ikegami entre autres grabds noms de la profession sans rougir d'avoir à les honnir en chantant.


Impitoyables, caustiques et frénétiques, les auteurs enfoncent la lame entre les chapitres, lors de sessions de questions leur étant adressées. Là, ils assurent que la vie de mangaka est facile car on peut exercer la profession en étant laid, en se masturbant toute la journée et, que de toute manière, le chargé éditorial se chargera de vous apporter des pistes d’intrigue. Ce dernier point, à lui seul, résume une tare du système manga japonais où les auteurs, généralement lancés dans leurs œuvres sans savoir où ils vont, abandonnent le gouvernail à la maison d’édition pour les résultats que l’on sait. Je crois que tous ici avons lu suffisamment de Shônens pour savoir à quoi conduit un manque d’inspiration corrélé à un stupide calcul éditorial pour faire ce qui plaît (mal) à défaut de faire ce qu’il faut.


Tout sera passé en revue, du contour des cases aux plagiats encouragés. Toujours en prenant soin de prendre les aspirants mangakas pour des abrutis, ce qui ne rend le tout que plus savoureux à la dégustation.

On y trouve même des explications plutôt savantes, toujours un brin corrosives, notamment celles concernant les méthodes induites et déduites dans le cadre de la construction d’une intrigue. À lire leurs conseils, volontairement outranciers et moqueurs, on retrouve là le schéma de la très vaste majorité des trames manga ayant cours à ce jour, Shônen et Seinen confondus. Le manga qui nous concerne se voulait une parodie, c’en est devenu un guide pratique.


Le chapitre de la Jeunesse Arrogante est sans doute le plus acide d’entre tous. Oublier ses rêves, ses aspirations et se conformer pour faire ce qui plaît. Je ne résiste pas vous paraphraser Aihara qui, dépité répond « Le manga est corrompu par le mercantilisme et finit toujours par atteindre le plus faible dénominateur commun dans le goût de la masse ». J'en ai fait ma bannière sur SensCritique ; mon étendard.

Ça sort droit de la gueule de professionnels du milieu – les autres ne devant pas en penser moins mais n’osant pas s’exposer à la potentielle opprobre que justifierait leur parti pris public – et rejoint en tout point ce que moi-même ainsi que d’autres mauvais esprits nous employons à dire et répéter à longueur de critiques concernant tout ce qui se fait dans le milieu du manga depuis plus de vingt ans. Et eux, ces messieurs Takemura et Aihara avaient déjà vomi le phénomène dès 1989. C’est dire l’acuité du regard porté sur la profession.


Et ça ne s’arrête pas là, on entrera dans la théorie du Shônen chiche-kébab comme l’ont intitulé ces divins auteurs. De la méthode et du concept, c’est quasiment un traité de philosophie appliquée qu’on lit. À la seule exception près que l’on ne s’emmerde pas en le feuilletant.

Et puis le Shôjo… ça n’est même plus une parodie, c’est littéralement ce qui s’écrit en la matière depuis plus de cinquante ans qu’on nous rapporte. Tout y est, le cahier des charges disséqué en un chapitre de temps, c’est dire si le genre est sophistiqué.


Au-delà de tout ce qui se rapporte ici à la critique incisive cachée derrière des rires crispés, le regard porté par les auteurs sur leur profession s'avère aussi pertinent qu'impertinent. La manière dont l’industrie du manga a contribué à rendre « léger » et « bon enfant » ce qui, sur le plan de l’érotisme, était autrement scabreux et vulgaire démontre qu’il y a bien eu une aseptisation délibérée dans le milieu pour atténuer l’ignoble derrière le vernis du gag et des paillettes. L’idée étant de dessiner du porno, mais avec des onomatopées grotesques et des visages rigolos pour que la pilule passe plus aisément.

Il faut lire Même un Singe peut dessiner un Manga, ça n’est pas seulement drôle et corrosif, c’est aussi éminemment instructif. Le passage de l’Erocom et les mangas pour jeunes femmes – la nuance entre les deux est d’ailleurs très drôle – m’aura en tout cas permis de prendre du recul sur les stratégies marketing autour du manga pour rendre banal ce qui était inacceptable. L’esprit critique exprimé par les auteurs et leur connaissance du milieu permet d’avoir une image bien plus précise de ce qu’est le manga en tant qu’industrie et milieu d’influence culturel. Un bien sale paysage qu’on voit là, alors.


Ne pas savoir jouer au Mahjong pour écrire un manga sur le sujet, là encore, du pur génie. Il est vrai que le peu que j’ai pu apprécier de ma lecture de Ten ne venait pas de ce qu’on trouvait sur la table de jeu. Je suis en tout cas rassuré de savoir que personne ne comprend rien au Mahjong. Je suis sûr que les règles du jeu sont fictives, qu’en réalité, il n’y a aucune loi régissant le jeu, qu’il suffit de sortir des mots aléatoires comme « Pon » ou « Dora » en retournant les tuiles.


Tout y passe, y compris des catégories obscures dont je n’avais pas idée de l’existence. Que de nuances a l’Enfer au travers de ses flammes. Mieux vaut que je les découvre par eux que par hasard.


Outre son aspect pour le moins sardonique, Même un Singe peut dessiner un Manga s’en tient à la dérision et la critique acerbe pour ne se limiter qu’à ça. Que le 6/10 que j’accorde – note généreuse s’il en est – ne trompe personne, il s’agit d’une note excessivement enthousiaste adressée à un manga ne reposant finalement que sur d’infimes variables. Plutôt qu’une œuvre à part, c’est le délire d’un instant ; un crucial, j’entends. À les lire vous trouverez réconfortant de savoir qu’il existe des mangakas capables de porter un œil lucide sur le milieu du manga, et de décrire ce qu’ils voient sans bafouiller ou mentir. Leur manga gagnerait à être écrit sur des tablettes en marbre, car Dieu sait que je me ferai un plaisir de le jeter au travers de la gueule de tous ceux me reprochant d’être élitistes dès lors où je dis d’un chat qu’il est, effectivement, un chat. Une lecture pareille, ça vous ragaillardit un passionné de manga sincère, merci encore à celui qui me l’a recommandé ; qu’il se fasse connaître que j’édite ma critique pour le nommer comme il se doit. Y’a pas de raisons que mes complices échappent à la potence en restant prudemment dans l’ombre.

Josselin-B
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Josselin Bigaut

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