Étrange récit muet. Un homme traverse, en vieillissant, un espace parsemé de flèches. Elles sont de toutes les tailles, tracées, gravées, faites de pierre, de sable ou d’autre chose.
Naturellement, le récit est allégorique. Avec plus de deux cents cases en autant de pages, on pouvait craindre que son contenu fût pauvre. Ce n’est pas le cas. Marc-Antoine Mathieu se montre intelligent. Comptant sur son lecteur pour faire de même, il n’élabore aucune démonstration, ne force aucune conclusion. Quant à sa maîtrise des cadrages et de la narration, elle permet au lecteur de rentrer facilement dans cet univers pourtant aride.
Vers les deux tiers du récit, le personnage trouve, en plein désert, sous un parasol dont la toile dessine une flèche, une table où sont posés quelques objets : clés en forme de flèche, toupie qui vue de profil forme de flèche, flèches-gigognes, flèche enrobée de papier, livre, etc. Il ouvre le livre, à la couverture vierge et claire. Au bas de chaque page, dans le coin extérieur, une flèche indique le sens de lecture. Une page de droite est en réalité une grande feuille repliée. Notre homme ne la déplie pas : il en laisse le soin au lecteur, car elle se trouve aussi dans le livre réel.
La mise en abyme d’un récit n’est certes pas une nouveauté : don Quichotte rencontre dans le deuxième volume de ses aventures un personnage qui a lu le premier, et Borges a parlé d’une nuit des Mille et Une Nuits où Shéhérazade commence à raconter l’histoire de Shéhérazade. Qu’un lecteur se retrouve concrètement et au même moment dans la situation du personnage, ça me paraît déjà plus rare. Et surtout, l’album de Marc-Antoine Mathieu met cela en scène avec une élégance infinie.
Au milieu de la page dépliée, l’homme et le lecteur trouvent une inscription cryptée, chaque type de flèche correspondant à une lettre. La déchiffrer ne présente aucune difficulté majeure pour qui se souvient que sur la page de faux-titre de →, une douzaine de cases après le début du récit, figuraient les noms de l’auteur et de l’éditeur, qui nous donnaient dix des onze lettres les plus courantes du français. On est chez Marc-Antoine Mathieu : pouvant resservir, chaque détail compte.
Le sens premier de la phrase révélée est d’une simplicité enfantine. Mais sa portée, à la fois universelle et drôle, n’aidera pas le moins du monde quiconque voudrait donner un sens univoque et clair au récit. Lorsque le personnage referme le livre fictif, il est peut-être incapable de décrypter la phrase qui figure au dos. Mais le lecteur le peut : « L’absurde n’a de sens que si on l’accepte ».
Puis notre homme s’en va. Il emporte le livre. Il a laissé sur la table une petite flèche en pierre taillée qu’il a trouvée précédemment dans son errance. Si tu ne comprends pas l’intérêt ni la portée de ce détail, ça n’est pas très grave : avant de relire ce passage pour écrire cette critique, j’avais remarqué le livre, pas la flèche en pierre, et pourtant pris plaisir à lire l’album. Si tu vois tout ce que peut impliquer cette pierre taillée déposée sur une table, → devrait te plaire.