A la date du 30 novembre 2015 s’éteignait Mizuki Shigeru (1922-2015), un nom que je n’aurais pas à introduire auprès d’un public japonais. Pendant des décennies ce mangaka s’est forgé une célébrité durable et répandue dans son pays, ce grâce à ses nombreuses histoires de yokai, esprits ou phénomène issus du folklore nippon, qui ont eu beaucoup de succès et ont contribué à renouveler ce pan de culture durant l’après-guerre.
Cependant, je ne suis pas ici pour parler de la partie fantastique de sa bibliographie, je laisse ça en réserve pour mon avis sur la série Gegege de 2018, mais bien de ses ouvrages biographiques et historiques, et en particulier du titre Showa-shi qui combine ces deux genres. Petit avertissement tout de même : ce dernier n’est jusqu’à présent disponible que en anglais, ou en japonais évidemment, grâce à l’édition relativement récente (2013-2015) de la maison d’édition Drawn and Quarterly.
Les oeuvres plus biographiques de Mizuki Shigeru sont beaucoup moins connues, ce qui peut surprendre lorsque l’on connaît un peu le parcours étonnant du bonhomme. En effet, en tant que membre de l’ancienne génération, Mizuki a grandi durant les débuts turbulents de l’ère Showa (1926-1989). Insouciant de la crise financière de 1927, il est bercé par les exploits véhiculés de la seconde guerre sino-japonaise avant d’être lui-même conscrit pour la guerre du Pacifique, durant laquelle il perd un bras et tombe victime de la malaria. Une guérison presque miraculeuse et la capitulation ne signent pas la fin de ses malheurs, et comme beaucoup d’autres vétérans, délaissés par leur gouvernement, il doit survivre de petits boulots et de la charité. C’est donc dans la pauvreté que Mizuki réapprend à dessiner avec sa main non-dominante, et commence sa carrière d’artiste, d’abord en tant qu’illustrateur pour des théâtre d’images de rue (kamishibai), puis en tant qu’auteur d’oeuvres bon marché pour des librairies de prêt (kashihonya). Ce n’est qu’en 1967 avec son manga Gegege no Kitaro, une reprise édulcorée d’un titre plus ancien appelé Hakaba Kitaro (1959), que Mizuki va connaître le succès, un succès qui lui survivra et perdure encore de nos jours.
Je pourrais m’étendre bien davantage sur l’homme tant il y a à dire sur ses expériences. Lui-même a fini par beaucoup en parler dans un paquet d’oeuvres autobiographiques (il se répète d’ailleurs pas mal). On pourra citer par exemple NonNonBâ, un récit de son enfance qui a reçu le prix du festival BD d’Angoulême en 2007. En 2015 encore, Mizuki finissait peu avant sa mort d’écrire un nouveau manga sur sa vie, intitulé Watashi no hibi. Pas mal pour quelqu’un se rapprochant de son centenaire.
Le récit de Mizuki Shigeru ne peut être dissocié de ses souvenirs de la guerre, qu’il transmet par exemple dans son « Récit d’une guerre d’un père à sa fille » (Mizuki Shigeru no musume ni kataru otoosan no senki,1985) pour conscientiser le jeune public. Même en début de carrière, à une époque où il devait restreindre ses propos pour plaire à un public avide d’aventures militaires héroïques, l’enfer vécu transparaît régulièrement et donne lieu à des récits poignants. Pour cette catégorie, nous pouvons citer en passant son « Opération mort » (Sôin Gyokusai seyo), un classique qui dépeint la charge suicidaire d’une escouade.
Mizuki Shigeru est une figure aussi fascinante que talentueuse. C’est aussi une personnalité hors-norme facile à aimer ; entre son amour pour les hamburgers, son pacifisme résolu, sa fainéantise ainsi que son goût pour l’individualisme éclairé. Pourtant, même si j’ai toujours apprécié la plupart de ses oeuvres, la réalité est que je ne suis jamais tombé amoureux de l’une d’entre elles. C’était en tout cas le cas, avant que je ne découvre Showa-shi, pour lequel mes affinités et mon respect pour l’auteur ont enfin pu coïncider en une pâmoison débridée.
Showa-shi se distingue comme un manga unique. Cette oeuvre relativement copieuse de plus de 2000 pages couvre l’entièreté de la période Showa, qui correspond au règne de l’empereur Hirohito. La grande caractéristique de ce projet audacieux est de proposer une narration atypique, où les événements notables de l’époque (politiques, économiques, sociétaux et culturels), relatés tel un documentaire avec une rigueur historique louable, sont juxtaposés avec le récit personnel de Mizuki. Ce mélange donne comme résultat une oeuvre extrêmement riche et éducative, mais aussi un témoignage vivant, tantôt léger, tantôt solennel, de l’auteur.
Malgré des touches humoristiques fréquentes, l’apparition de yokai comme spectateurs, et l’utilisation de nezumi-otoko, sa mascotte préférée, comme chroniqueur, Showa-shi n’est de prime abord pas la plus simple des lectures. C’est particulièrement vrai durant la première partie, qui s’épanche sur la fin de l’ère Taisho (1912-1926), un âge maintenant reculé où la mémoire de l’Homme s’efface pour l’encre immortelle de la plume. Il est évident que le mangaka, alors à peine né durant ces années, se base essentiellement sur des monographies érudites pour contextualiser le cadre historique, alors fort complexe tant à l’échelle nationale qu’internationale.
Une familiarité avec la matière abordée aidera forcément à emmagasiner l’information abondante, parfois assez technique par ailleurs, qui nous est impartie durant les premiers volumes, mais Showa-shi reste pour moi accessible à tous grâce à une approche pédagogique efficace. En plus des intermèdes personnels de l’auteur, qui rythment merveilleusement le récit, ce dernier cherche autant que possible à donner un visage à l’Histoire, en mettant en scène ses grandes figures mais aussi les citoyens lambdas qui commentent et réagissent en aparté face au flux des évènements.
Si le poids des livres se fait fortement ressentir durant les premiers chapitres, l’inverse se produit naturellement lors des derniers volumes, où la perspective plus intime, plus chaotique aussi, de Mizuki gagne en prépondérance alors qu’il parcourt les années soixante, septante et quatre-vingt. Après tout, ce manga a été écrit à l’origine en 1988-1989 et l’auteur avait de moins en moins le bénéfice de la rétrospectivité au fur et à mesure que son intrigue avançait.
Pourtant, nous avons droit dans cet ouvrage à un remarquable travail de synthèse, qui dresse une image vivante des évolutions vécues par le Japon durant ce siècle de guerres, de conflits idéologiques, mais aussi de booms économiques avec leurs Trois Trésors Sacrés, ou encore de ses phénomènes culturels.
Par ailleurs, Mizuki exprime régulièrement son goût pour l’anecdote et les nombreux chapitres regorgent de détails qui font de cette lecture une expérience si savoureuse. Cela va de la mention d’une chanson populaire d’avant-guerre, au succès soudain du karaoke, en passant par les nombreux scandales qui ont particulièrement marqué l’actualité du pays. Le mangaka utilise souvent ces derniers pour étayer ses observations sur la société japonaise de l’après-guerre et ses problématiques contemporaines. Par exemple, l’apparition du syndrome Minamata pour souligner le danger des catastrophes environnementales, mais aussi la mise en exergue des violences scolaires avec le meurtre de deux étudiants par leur proviseur dans un excès de zèle disciplinaire durant l’année 1981. Ces sombres moments et le franc-parler de Mizuki résultent en un dernier volume (couvrant la période 1953-1989) tout aussi absorbant que le reste malgré une vie familiale et professionnelle de l’auteur de plus en plus rangées, qui donnent lieu à quelques chapitres cocasses mais qui ont peiné à capter mon attention.
A l’opposé, le périple de l’auteur dans le théâtre de l’océan Pacifique domine sans effort les années 1942-1947. Découvrir un témoignage aussi direct de ces événements, du côté japonais qui plus est, est déjà un privilège en-soi, mais le plus remarquable reste sa perspective. Bien sûr, le traumatisme de la guerre a hanté Mizuki et ses souvenirs le poursuivent jusqu’à la fin de l’ouvrage. Pourtant les horreurs vécues n’ont jamais enlevé sa profonde humanité et cela se ressent dans la restitution de son vécu. Nous sommes loin d’un Gen d’Hiroshima ou d’un Tombeau des Lucioles, intentionnellement choquants et tragiques. Showa-shi raconte ici l’expérience authentique d’un homme peu héroïque, d’un soldat « bon à rien » qui tente de survivre le cauchemar des balles, des bombes, de la faim, et des châtiments infligés par ses supérieurs.
Qui dit manga, dit aspect visuel également, un domaine sur lequel je préfère ne jamais m’épancher vu mon manque de connaissances et je serais bien mal à l’aise d’expliquer les différents styles empruntés dans cette oeuvre. En tant que dessinateur, Mizuki n’est pas sans ses fautes. Dans son enchaînement parfois brouillon des vignettes par exemple, un art à part entière, qui ne dérange pas tellement dans ce manga cela dit, vu que l’exposition passe bien plus par le texte que par l’action. La plupart du temps, nous retrouvons dans Showa-shi le style caricatural de l’artiste, typique de la génération mangaka d’après-guerre, pour représenter ses personnages. Cela n’empêche pas Mizuki de créer des planches bien plus détaillés, y compris dans le chara-design, et d’exceller comme d’habitude dans l’illustration des natures mortes, paysages, urbains comme naturels. En outre, nous avons droit régulièrement à des calques de photos historiques, ou bien même des photos reprises presque telles quelles, qui ajoutent au côté documentaire de l’oeuvre. L’ensemble donne parfois une dualité intéressante entre traits grossiers et réalistes, qui permet une représentation marquée et édifiante des carnages semés par la guerre.
Après avoir été emporté par le tourbillon de l’Histoire, Mizuki Shigeru avait décidé, à l’âge de la réflexion, de revenir sur son parcours et pose un regard introspectif sur son monde. Showa-shi exerce un pouvoir unique par ses dessins et ses pensées, qui instruisent, amusent et interpellent. La recommandation de cet ouvrage est difficile car la lecture didactique et la langue de Shakespeare ne plairont pas à tout le monde, mais il n’en reste pas moins que je considère ce manga comme le petit chef-d’oeuvre méconnu d’un grand maître.